Naissance des Lumières
Le philosophe
"c'est une horloge qui se monte pour ainsi dire quelquefois
elle-même" dit le texte Le
philosophe publié en 1743 dans le recueil Nouvelles libertés de penser. Il est anonyme mais a connu huit
rééditions au moins. Il servira même pour l'article "philosophe" de
l'encyclopédie, longtemps attribué à tort à Diderot. Voltaire y fera allusion,
disant qu'il est dans "le portefeuille de tous les curieux" c'est à
dire copié et vendu sous le manteau. La philosophie de Descartes était
interdite à la fin du siècle précédent, sous la Régence elle est officiellement
recommandée à côté de la traditionnelle philosophie d'Aristote par le règlement
de la Faculté des Arts de Paris. Il connapit aussitôt un destin contrasté. A la
suite de Malebranche, certains y trouvent une preuve de l'existence de Dieu.
D'autres au contraire estiment que la raison seule est toute-puissante et lui
soumettent tout. On appelle ces derniers cartésiens les "géomètres".
Une espèce de coterie se rassemble d'ailleurs au Procope et au café de la veuve
Laurent : Fréret, orientaliste, Dumarsais, grammairien, de Mirabaud,
traducteur, Terrasson, hellénists, Boindin, historien et auteur dramatique.
Ce dernier prêche l'athéisme et appelle Dieu "Monsieur de l'Etre". Ils illustrent le mode de production philosophique clandestine de la première moitié du siècle. Ils n'ont pas signé d'ouvrages mais ont tous collaborés aux écrits de l'époque. Géomètres sont d'un rationalisme constant. La Lettre de Thrasibule à Leucippe, attribuée à Fréret, montre bien cette assurance d'une parfaite tranquilité que donne la raison dépouillée des préjugés de l'éducation et de l'autorité : cette raison doit nous servir à être heureux "nous procurer cette tranquilité d'âme et ce repos intérieur qui constitue la félicité pure (...) nous ramener à vivre selon la nature et nous délivrer de l'empire de l'opinion". Plusieurs traités passent ainsi la religion au crible de la raison. Examen de la religion dont on cherche l'éclaircissement de bonne foi, a été attribué, sans certitude à St Evremond. Il oppose la diversité des religions à l'universalité de la Raison et fait de la faculté de penser un devoir religieux : Dieu nous le demande, il ne nous demande pas de suivre des dogmes. C'est une raison plus intuitive que discursive qui fait un Dieu tout-puissant méprisant les bêtises de l'écriture sainte. En 1770 paraît à Londres Israël vengé..., écrit au siècle précédent par Isaac Orobio qui avait réfuté Spinoza, et qui s'attaquait ici aux textes chrétiens. Son texte était connu en feuillet à Paris au cours du siècle. De Mirabaud dans Opinions des Anciens sur les juifs déconsidère les chrétiens qui descendent d'un peuple ignorant, cupide, crédule, superstitieux, méprisé et même haï des Anciens. La critique religieuse du début de siècle est différente dans ses motivations, son inspiration, son origine mais la cible est la même : le christianisme. On ne peut pas encore parler de véritable déisme. Un texte combine cependant rationalisme intransigeant et déisme convaincu : Le Militaire philosophe en 1767, texte abrégé des Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche. On mettra longtemps à en connaître l'auteur : en 1979, on l'identifie comme Robert Challe. Challe ouvre son coeur à Malebranche, il fait le récit d'une expérience personnelle et élabore un système général. Son expérience est celle d'une révolte progressive. Il a dessein "d'examiner", mot clef de cette époque. Il se défend de toute influence extérieure : "il n'y aura rien qui ne me soit venu naturellement", il a la culture d'un honnête homme. Challe est cartésien, par sa confiance absolue en la droite raison. Il en croit en un être que tous les hommes ont présent à l'esprit et au coeur s'en presque s'en apercevoir, affirme que c'est l'association d'une âme et d'un corps qui assure la liberté de l'homme et qui rend la morale si importante. Conscience et raison fondent la morale mais disent aussi clairement que je dois adorer Dieu, selon la seule raison, non selon les extravagances qui déshonorent l'esprit humain. Cinquante ans avant Rousseau et son vicaire savoyard, le militaire philosophe invente donc un système de religion qui condamne les cérémonies d'un culte extérieur et conseille un "culte particulier, intérieure".
Ce dernier prêche l'athéisme et appelle Dieu "Monsieur de l'Etre". Ils illustrent le mode de production philosophique clandestine de la première moitié du siècle. Ils n'ont pas signé d'ouvrages mais ont tous collaborés aux écrits de l'époque. Géomètres sont d'un rationalisme constant. La Lettre de Thrasibule à Leucippe, attribuée à Fréret, montre bien cette assurance d'une parfaite tranquilité que donne la raison dépouillée des préjugés de l'éducation et de l'autorité : cette raison doit nous servir à être heureux "nous procurer cette tranquilité d'âme et ce repos intérieur qui constitue la félicité pure (...) nous ramener à vivre selon la nature et nous délivrer de l'empire de l'opinion". Plusieurs traités passent ainsi la religion au crible de la raison. Examen de la religion dont on cherche l'éclaircissement de bonne foi, a été attribué, sans certitude à St Evremond. Il oppose la diversité des religions à l'universalité de la Raison et fait de la faculté de penser un devoir religieux : Dieu nous le demande, il ne nous demande pas de suivre des dogmes. C'est une raison plus intuitive que discursive qui fait un Dieu tout-puissant méprisant les bêtises de l'écriture sainte. En 1770 paraît à Londres Israël vengé..., écrit au siècle précédent par Isaac Orobio qui avait réfuté Spinoza, et qui s'attaquait ici aux textes chrétiens. Son texte était connu en feuillet à Paris au cours du siècle. De Mirabaud dans Opinions des Anciens sur les juifs déconsidère les chrétiens qui descendent d'un peuple ignorant, cupide, crédule, superstitieux, méprisé et même haï des Anciens. La critique religieuse du début de siècle est différente dans ses motivations, son inspiration, son origine mais la cible est la même : le christianisme. On ne peut pas encore parler de véritable déisme. Un texte combine cependant rationalisme intransigeant et déisme convaincu : Le Militaire philosophe en 1767, texte abrégé des Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche. On mettra longtemps à en connaître l'auteur : en 1979, on l'identifie comme Robert Challe. Challe ouvre son coeur à Malebranche, il fait le récit d'une expérience personnelle et élabore un système général. Son expérience est celle d'une révolte progressive. Il a dessein "d'examiner", mot clef de cette époque. Il se défend de toute influence extérieure : "il n'y aura rien qui ne me soit venu naturellement", il a la culture d'un honnête homme. Challe est cartésien, par sa confiance absolue en la droite raison. Il en croit en un être que tous les hommes ont présent à l'esprit et au coeur s'en presque s'en apercevoir, affirme que c'est l'association d'une âme et d'un corps qui assure la liberté de l'homme et qui rend la morale si importante. Conscience et raison fondent la morale mais disent aussi clairement que je dois adorer Dieu, selon la seule raison, non selon les extravagances qui déshonorent l'esprit humain. Cinquante ans avant Rousseau et son vicaire savoyard, le militaire philosophe invente donc un système de religion qui condamne les cérémonies d'un culte extérieur et conseille un "culte particulier, intérieure".
En plein milieu de
ce cartésianisme extrême, l'influence de Locke s'impose très rapidement. Le
Père Buffier, un jésuite, est très proche de Challe : comme dit A. Adam, c'est
un homme "soucieux à la fois de sauver l'essentiel de la tradition et
d'accueillir le meilleur des thèses récentes". Il n'est pas cartésien et
met en oeuvre les idées de Locke contre Descartes. Il estime que les premières
sensations de l'esprit humain sont de "premières vérités" perçues par
le sens commun, et concilie ainsi sa doctrine religieuse et sa philosophie : les
lumières surnaturelles ne nous montrent rien, par rapport à la conduite
ordinaire de la vie, que les lumières naturelles n'adoptent par les réflexions
exactes de la pure philosophie". Voltaire dira que le fondateur du Journal
de Trévoux est "le seul jésuite qui ait mis une philosophie raisonnable
dans ses ouvrages". Buffier trouvait donc des arguments en faveur de la
tradition dans Locke, mais les ennemis ds croyances traditionnelles se servent
aussi bien de Descartes que de Locke. La Lettre de Thrasibule à Leucippe
l'illustrait déjà :ce sont les évidences de la raison qui dictent un véritable
empirisme. Voltaire dira de Locke dans sa treizième lettre philosophique
"Tant de raisonneurs ayant fait le roman de l'âme, un sage est venu qui en
a fait modestement l'histoire". Condillac (1714-1780) oppose le philosophe
anglais à tous les métaphysiciens à son tour dans son Essai sur l'origine des connaissances humaines en 1746. Les
premières pensées de l'homme sont les sensations qu'éprouvent l'âme, mais il
distingue trois étapes dans nos sensations : la perception éprouvée, le
rapports que nous en faisons à quelque chose hors de nous, le jugement que ce
que rapportons aux choses leur appartient en effet. Seul le jugement peut
engendrer l'erreur, il est propre à l'homme : lui seul a des "idées"
et des "notions" c'est à dire des idées que l'esprit a lui-même
formées. Loin d'être matérialiste, l'empirisme de Condillac est théoriquement
conciliable avec le spiritualisme chrétien. Il affirme ainsi que la philosophie
n'envisage l'esprit que dans son état d'après le pécéh originel, le seul que
l'expérience peut connaître. Il n'admet donc pas comme Locke que la matière
soit douée de pensée car la pensée ne peut avoir qu'un principe unique alors
que notre corps, amas de matière, est un assemblage multiple.
Ni Locke ni ceux qui
s'inspirent de lui ne prétendent qu'il n'y ait de réalité que matérielle. Grand
nombre de traités se soucient pourtant de réfuter l'immortalité de l'âme.
Jean-Baptiste de Mirabaud a sans doute écrit Opinion des Anciens sur la nature de l'âme qui utilise quatre
arguments. Linguistique : les anciens, comme les auteurs sacrés, n'avaient
aucune notion de l'être immatériel, car les termes employés pour la désigner
veulent dire souffle et respiration. Politique : l'immortalité de l'âme sert de
frein moral au peuple. Psychologique : amour-propre et crainte de la mort.
Historique : parentés des religions avec les superstitions. Les essais sur ce
même thème sont publiés à profusion. Les médecins y prennent une bonne part,
sans doute en raison de la place centrale de l'étude des sensations : La
Mettrie, ou Maubec par exemple. Le nombre des philosophies matérialistes, qui
refusent la fidélité à l'Eglise ou l'acceptent, est donc impressionnant à
l'époque, et il est impossible d'établir des filiations : simplement, chacun
puise dans la culture commune. Une figure se détache pourtant : Jean Meslier,
né en 1664, curé, qui laisse à sa mort en 1729, un écrit d'une violence
inédite. Il a l'intuition des erreurs humaines dans sa jeunesse, comprend vite
que la religion et la politique s'entendent trop bien et estime que le première
est une invention humaine mensongère. Il refuse l'Etre et lui oppose la
matière, "première cause éternelle et indépendante de cette première cause
incréée pour laquelle on dispute avec tant de chaleur". Il prône la
communauté absolue de la terre, et appelle à la révolte. La destinée de ce
texte unique est curieuse : il est connu des contemporains, Voltaire parle d'un
"petit bossu" qui le vend sous le manteau pour dix louis, mais ne
sera publié qu'en 1864 sous le titre de Testament.
Il avait été copié et distribué ainsi. Voltaire en publiera quelques extraits,
mais en le mutilant pour n'en retenir que ce qui concerne la polémique
antichrétienne. Selon Soboul, c'était la première des "utopies communistes
moralisantes du 18è siècle".
Il y a beaucoup de
spinozistes en France mais peu de disciples de Spinoza. Henri de
Boulainvilliers (1658-1727), qui eut pour régent Richard Simon chez les
Oratoriens de Juilly, et qui sera le héros d'un dialogue imaginaire de Voltaire
en 1767, Le Diner du comte de
Boulainvilliers, va peu à peu, au fur et à mesure de ses ouvrages, mieux
pénétrer la pensée de Spinoza. Benoît du
Maillet, ancien consul au Caire, élabore un Nouveau
système du monde, qu'il remanie pendant trente ans, que Voltaire moquera
ensuite injustement. Il se passe parfaitement de l'intervention d'un Dieu
créateur, comme Buffon dans ses systèmes du reste. La critique de la notion de
péché originel est particulièrement importante. On y voit une contradiction
avec l'idée même de Dieu, ou l'ineeficacité d'une conception limitée de la
responsabilté personnelle. Souvent, on affirme que la morale n'a nullement
besoin d'un fondement religieux, on se complait à commenter la perfection
morale des païens par exemple. C'est une vision optimiste qui voit dans la
morale une hygiène de pensée : bannir les folles inquiétudes et la soif de
compensations éternelles.. on définit aussi des attitudes pratiques :
travailler à la vérité et fuir l'intolérance. Dans Analyse abrégée des fondements de la religion chrétienne, une seule
loi, éternelle et universelle, suffit : "Réglons notre conduite à l'égard
des autres sur ce que nous exigerions d'eux".
Ch.3 – La création poétique et
dramatique (S. Menant et C. Bonfils)
Pour les
contemporains la première partie du siècle n'est pas caractérisée par un
mouvement philosophique préparatoire des Lumières... Le public se passionne
pour la poésie et le théâtre. Les deux domaines sont d'ailleurs très liés car
les pièces les plus appréciés, tragédies ou comédies, sont écrites en vers, on
désigne parfois les auteurs dramatiques du nom de "poètes". Le public
est d'ailleurs très sensible à la qualité des vers de théâtre dont l'excellence
peut faire oublier les insuffisances dramatiques. La poésie occupe une place
supérieure, deux à trois fois plus importante que celle accordée à l'histoire
ou aux voyages, dans les recueils. Auteurs et public s'accordent à considérer
que la littérature française doit s'enrichir de grands poèmes chargés de
messages essentiels : odes façon Pindare, épopées à sujet national et moderne,
poèmes philosophiques. Les poètes s'appellent : Jean-Baptiste Rousseau, Louis
Racine, Voltaire, puis Saint-Lambert et Lefranc de Pompignan. Ils passionnent
le public.
Les Odes de
Jean-Baptiste Rousseau s'imposèrent en 1711-12, elles connaîtront vingt-cinq
éditions jusqu'en 1734, ce qui prouve un accueil enthousiaste. Il n'était connu
jusqu'alors que comme auteur d'épigrammes et de dux comédies, et pour une
implication dans une affaire de vers satiriques qui avaient semé le trouble
dans la République des Lettres et l'avaient condamné à l'exil de 1702 à sa
mort. Il comblait une attente du public avec des paraphrases lyriques de
psaumes. La forme de l'ode suscite d'ailleurs l'intérêt général. Il innove
aussi en écrivant des Cantates, pièces de vers destinées à être mises en
musique : la fusion des arts est à la mode. C'est le choix fait par le poète
dans les psaumes qui signent son originalité, ainsi qu'une lecture toute
personnelle de certains versets. Son oeuvre devient "classique"
d'emblée : l'amour y est conventionnel, la nature guère présente, elle exprime
la douleur d'un homme blessé trahi ou condamné par les hommes, et qui cherche une
consolation du côté de Dieu, un Dieu vengeur. Les poètes romantiques y seront
sensibles.
Rousseau et Voltaire
furent brouillés par un poème : "l'Epître à Uranie" de 1722, dans
laquelle Voltaire expose ses conceptions déistes. Un goût classique avait
rapproché les deux hommes un moment, ainsi qu'une haute idée de la mission de
la poésie. Voltaire assied sa carrière sur les genres poétiques majeures,
qu'ils ne délaissent jamais pour la prose. Persuadé que l'épopée doit se donner
un héros moderne au rôle fondateur, il choisit de chanter Henri IV. Ce sera La Henriade en 1728 dont il veut faire
un poème historique avec notes en bas de page. Mais ce qui l'emporte c'est
qu'il parle à l'imagination, en privilégiant les scènes d'horreur, et propose
un enseignement politique et moral : l'horreur du fanatisme. Monarchiste
convaincu, il célèbre aussi le rôle décisif du roi dans un grand Etat moderne à
l'occasion de la victoire de Fontenoy (1745) : il montre que c'est la présence
de Louis XV et du Dauphin qui a galvanisé les combattants. Son inspiration
poétique et sa réflexion philosophique se rencontrent cependant le plus
complètement dans le discours en vers, comme les septs Discours en vers sur l'homme, oeuvre de longue haleine publiée de
1738 à 1745, en alexandrins. Il traite des questions métaphysiques mais
l'accent est plutôt mis sur les probèmes moraux. Le tout forme une méditation
sur l'homme et conduit à une acceptation sereine du monde tel qu'il est. il
recourra encore au discours en vers après le désastre de Lisbonne en 1755 pour
dire son émotion et les questions que soulève un tremblement de terre meurtrier
dans la conscience d'un philiosophe qui fonde sa sérénité sur l'ordre de la
nature.
La poésie en vers
est, pour les hommes du 18è, le lien où se rencontrent les idées et ceux qui
les pensent, la raison ou la sensiblité et l'expérience personnelle de
l'écrivain. Aux côté de poèmes inspirée par la philosophie nouvelle, on
rencontre donc de grandes oeuvres chrétiennes. La Religion vengée de Bernis (1740) et les deux poèmes La Grâce (1720) et La Religion (1742) sont les plus remarquables. Louis Racine, fils
du dramaturge, cherche à conduire le lecteur au christianisme par les arguments
ordinaires de la foi, et en particulier l'évidence naturelle de l'existence de
Dieu. Il fait entendre la voix lyrique du croyant. La poésie de Bernis est
peut-être moins sincère, pour lui la poésie est un langage orné, les vers, un
moyen agréable de présenter objections et réfutations. Son originalité est
l'usage de l'allégorie pour donner corps à des idées philosophiques, comme le
"deus siue natura " de Spinoza figuré par un "colosse
infini". Il y a du polémiste chez lui... et c'est le danger qui guette les
défenseurs du christianisme. Lefranc de Pompignan y a cédé, d'où des attaques
répétées et amusantes de Voltaire. Il avait appris l'hébreu pour comprendre la
Bible, ses Poésie sacrées sont des paraphrases des livres poétiques de la
Bible, dans lesquelles il dénonce le cosmopolitisme, la quête du profit,
l'immoralité née de la confiance dans les pulsions de la nature. Son discours
fait penser à celui, à venir, de Jean-Jacques Rousseau et son procès d'une
civilisation du luxe et du plaisir. Il prophétise un cataclysme, son oeuvre
révèle un monde imaginaire riche et menaçant, mais ses vers ne soulèveront pas
le scandale : il faudra attendre 1760, et son discours de réception à
l'Académie française. Ces grands projets ne doivent pas faire oublier une autre
tendance de la poésie où s'exprime un goût sincère pour la campagne.
Desforges-Maillard, poète breton, évoque avec une émotion vraie des tableaux
maritimes ou campagnards. L'évocation se fait souvent dans le cadre des
conventions pastorales dont Fontenelle avait donné une théorie épurée :
suggérer la tranquilité à laquelle tous les hommes aspirent. C'est ainsi dans
la poésie plus que dans la prose que l'on trouvera les premiers pas vers la
peinture lyrique du bonheur dans la nature qui attend Rousseau, son maître. On
n'évoque cependant jamais le sort des paysans, peu enviable : la réalité est
donc très limitée. Saint-Lambert essaie une synthèse des poésies agronomiques
et de la poésie des paysages champêtres, qui décevra ses contemporains,
peut-être parce qu'ils posaient sur les champs un regard plus nostalgique
qu'énergique.
La Comédie française
est installée sur la rive gauche, dans une belle sallle conçue pour elle par
François d'Orblay. Elle y restera jusqu'en 1770 pour gagner les Tuileries et le
moderne Odéon des architectes Peyre et Wailly en 1782. Elle maintient la
tradition de la tragédie dans la lignée de Corneille et Racine, repris sans
cesse ou piètrement imitée : d'où une désaffection du public. Un petit nombre
d'auteurs tentent un effort de renouvellement du genre tragique, sans réussir à
remettre en question la rigueur formelle de sa dramaturgie. Prosper Jolyot de
Crébillon (1674-1762), père du romancier, choisit ses sujets dans l'antiquité
gréco-romaine, mais il prétend trouver de nouvelles sources d'intérêt dans
l'horreur des situations et les caractères barbares mis en scène. Atrée et Thyeste (1707) est un exemple
de la recherche nouvelle du spectaculaire et du pathétique : vengeance d'Atrée
sur Thyeste, son frère, qui a enlevé son épouse ; il élève Plisthène, leur fils
dans le dessein de lui faire tuer son père ; Plisthène hésite, Atrée fait boire
son sang à Thyeste qui se tue. Le public doit céder un peu sur les bienséances,
les scènes sont efficaces mais les personnages, outrés dans leurs réactions,
ont peu d'intérêt psychologique, leur langage reste mince. Rhadamiste et Zénobie (1711) montre la même complication et le même
goût de l'effet, mais connaît un réel succès. En 1726, Houdar de Lamotte
propose avec hardiesse dans les Discours
l'abandon de la versification et des unités : "l'unité d'intérêt",
qui attache le spectateur à l'histoire d'un héros, rend inutile les trois
autres. Le langage ordinaire permet aussi justesse de ton dans l'expression des
passions et grandeur exigée par le genre. Libéré des contraintes métriques, le
poète et ses efforts souvent trop visibles s'effaceraient au profit des
personnages et du partage des émotions avec le public... Le dialogue ne doit
pas interrompre l'action : attendre que quelqu'un ait tout dit pour lui répndre
avec ordre n'est pas le mouvement de la passion. Autrement dit : l'ordre est
subordonné à l'effet. Sa pièce Inès de Castro en 1723 n'illustre pas totalement
ses principes. Ce fut le plus grand succès des Comédiens français dans la
première moitié du siècle selon Henri Lagrave, il y exploitait un sujet
légendaire : l'épouse secrète du prince Don Pèdre de Portugal, reconnue et
régnant après sa mort. Le couple est donc formé et c'est l'originalité de la
pièce : ce n'est pas l'existence du sentiment mais le couple uni qui se trouve
en péril. Lamotte cherche plus à provoquer l'émotion que l'admiration. Ces
pièces témoignent du désir de voir sur le théâtre plus de mouvement et de
spectacle, de la recherche d'émotions immédiatement accessibles. Mais les
spectateurs sont encore sur la scène (jusqu'en 1759), le jeu des comédiens
français est rigide, sans naturel, l'alexandrin est conçu comme le seul langage
posible : les nouvelles suggestions, dans un tel cadre, sont sans avenir.
Voltaire ne réussira pas davantage à assurer la survie d'un genre prisonnier
d'un code esthétique désormais figé.
Dans le domaine de
la comédie, la relève de Molière n'a jamais été assurée. La bonne comédie se
doit toujours d'être en vers. En 1738, Piron obtient un succès avec Métromanie
qui moque la passion de versifier. Le genre comique doit se plier au goût du
public pour la vertu récompensée, les qualités bourgeoises et les pleurs. La
"comédie larmoyante" romanesque et moralisatrice a les faveurs du
public : on ne rit plus guère à la Comédie-Française. Celle-ci doit affronter
deux concurrents dont elle sera incapable de triompher : les Italiens et la
Foire. La dispersion de la troupe de Scaramouche en 1697 avait réduit
l'activité théâtrale de la capitale. Philippe d'Orléans dès la première année
de sa Régence reçoit une troupe nouvelle, rassemblée sous la conduite de Luigi Riccoboni
et permet à la commedia dell'arte de se réinstaller. Dans les dernières années
du règne de Louis XIV, la fantaisie burlesque s'était réfugiée chez les Forains
: Foire St-Germain au printemps, Foire St-Laurent à l'automne. La
Comédie-Française leur fait interdire le dialogue : ils monologuent ou
inscrivent les textes sur des écriteaux (Arlequin deucalion en 1722 et Arlequin
invisible en 1713). Ils obtiennent de l'Académie de musique la permission de
chanter : d'où les pièces en "vaudevilles" brefs couplets comiques
sur de aires connus du public, et les parodies d'opéras. Bientôt couplets et
dialogues alternent : l'Opéra-Comique, à la fois genre et théâtre, naît et sera
réuni en 1762 aux derniers "Italiens". Les Forains ont tellement de succès
qu'ils construisent des salles tout à fait comparables à celles des troupes
officielles. On connaît mal leur production, mais l'activité créatrice est
intense, et absorbe tout ce qui est à la mode.
Marivaux a déjà écrit quatre romans, un
poème burlesque (L'Iliade travestie) et des contributions au Mercure de France
quand il commence à travailler pour la scène : il a déjà une réputation d'ami
des Modernes. Ambitieux, il se présente en même temps sur les deux scènes
officielles. Une comédie en trois actes au Théâtre-Italien, un Annibal en cinq actes au
Théâtre-Français. La première échoue, le texte est perdu, la deuxième se perd
dans les productions médiocres du temps. Mais une seconde comédie jouée dans le
même temps, Arlequin poli par l'amour
remporte un vif succès aux Italiens. Marivaux choisit donc sa voie : la
comédie, la prose et la troupe de Lélio. Il écrira trente-sept pièces, celles
que l'on connaît. Deux succès à la
Comédie-Française : La Seconde surprise de l'amour en 1727 et Le Legs en
1736. Marivaux souffre de
l'interprétation des comédiens, d'après d'Alembert... plus soucieux de leur
amour-propre que de faire "sentir la valeur de ce qu'ils disent". Il
compose vingt pièces pour le Théâtre-Italien parmi les plus célèbres : La
Surprise de l'amour en 1722, La Double Inconstance en 1723, Le Jeu de l'amour
et du hasard en 1730, Les Fausses Confidences en 1737, L'Epreuve en 1740... Il
se produit une heureuse coïncidence entre l'inspiration et le langage
dramatique marivaudien et la tradition, le style de jeu des comédiens de Luigi
Riccoboni. Celui-ci avait épuisé son répertoire de canevas italiens, très
cultivé, il rêve d'une comédie soutenue : Marivaux est en plein accord avec son
esprit. Il apporte ce que l'on attendait depuis la mort de Molière : un ton singulier,
neuf, inédit et un authentique renouvellement de la dramaturgie, que l'on doit
aussi aux Italiens. Il renouvelle le genre en choisissant pour sujet principal
le sentiment amoureux. Les figures parentales perdent de leur importance,
l'auteur porte son attention sur l'histoire du sentiment amoureux, plus sur les
obstacles d'un couple ou un caractère ridicule. Les parents sont bons, le rôle
des domestique change : n'ayant plus à lutter contre des pères tyranniques, ils
deviennent des confidents perspicaces, ils ont un rôle moteur dans l'action
dans la mesure où ils dévoilent le sentiment. Les obstacles à celui-ci sont en
effet d'ordre intérieur, psychologique : le sujet se trompe en toute bonne foi
puis se cache à lui-même qu'il est amoureux. Le rôle essentiel des comparses
consiste à créer les situations où les amoureux seront contraints de renverser
ces obstacles intérieurs. Le point d'aboutissement de chaque comédie est le
triomphe de l'amour. L'action est constituée par l'enchaînement des réactions et
des sentiments et ne se distingue pas du dialogue : le langage constitue le
tissu même de l'action dramatique. Cependant Marivaux ne s'est jamais répété.
Il subvertit la notion de genre (on ne peut parler de comédie "d'intrigue,
de moeurs, de caractère", ses pièces se définissant mieux par des
caractéristiques internes) sans toucher aux structures les plus apparentes de
la comédie classique. Sa nouveauté consiste à mettre en théâtre ce qu'on ne
croyait réalisable que par le roman. C'est une comédie animée, vivante, malgré
son objet romesque : l'étude de" l'anatomie" du coeur humain. Il sait
les enrichir par le procédé du déguisement par exemple : on se travestit, non
pour faire rire, mais au profit de l'amour et pour le contraindre à mieux se révéler
sous le masque. La naïveté des amoureux permet aussi au moraliste d'exposer une
fine perception des pressions et de l'égoïsme, des ambitions et des
mesquineries, du désir de domination et de l'inégalité qui caractérisent les
relations humaines. Marivaux se fait ainsi "spectateur" lucide des
réalités sociales dans L'Ile des Esclaves
et L'Ile de la Raison, avec
l'Arlequin de La Double Inconstance,
les valets du Jeu de l'amour et du hasard
ou du Legs...
Ch.4 – L'expansion romanesque. (C. Bonfils)
Les livres courts, "nouvelles"
ou "histoires", dont La Princesse de Clèves est l'exemple le plus
marquant, ne doivent pas faire oublier l'influence persistante des grands
romans baroques. On ne conteste pas la définition et l'histoire du genre
romanesque élaborées par Huet dans la Lettre à M. de Segrais de l'origine des
romans en 1670 : inspiré par les grands sentiments, ton héroïque, recherche du
beau style. Huet fait du roman l'équivalent en prose du poème épique. l'article
"roman" de l'encyclopédie renvoie encore à son idéal moral et
esthétique, auquel on continuera longtemps à se référer dans les Préfaces quand
le contenu des oeuvres aura lui-même changé.
Le nombre de titres
va toujours croissant. L'effort de modernisation des grands écrivains tâche de
concilier la vérité dans la peinture des moeurs et des sentiments et le
désir de dignité morale que l'absence de règles et la liberté du genre
paraissent mettre en danger. C'est vrai que les oeuvres médiocres abondent...
et que le roman permet tout : la variété empêche toute classification ! Les
chefs d'accusation sont donc multiples : genre "facile" qui contribue
au relâchement du langage, genre frivole destiné aux femmes et interdit aux
gens sérieux, genre immoral car il se consacre uniquement à peindre l'amour et
facilite l'essor de l'imagination par une peinture trop belle, il est donc
dangereux pour la vertu des âmes fragiles. Il faudra attendre 1761 et La nouvelle Héloïse pour voir se
dessiner une opinion plus favorable. Des auteurs s'efforcent tout de même de
donner au genre ses lettres de noblesse : Les Aventures de Télémaque de Fénelon roman pédagogique donnant une
place à l'action et au sentiment, Terrasson et Marmontel qui sont ses
héritiers. Challe et Marivaux prônent le langage de la nature, même si la
transcription du langage paysan reste du burlesque jusqu'à Restif. Comme le
roman emprunte ses sujets et ses cadres aux mêmes milieux sociaux, il se
rapproche désormais plus facilement du genre comique que de l'épopée.
On refuse le grandissement invraisemblable des héros baroques pour montrer la
vie réelle : "par des faits certains on y voit établi une partie du
commerce de la vie" dit Challe ; "l'homme enfin verrait l'homme tel
qu'il est ; on l'éblouirait moins, mais on l'instruirait davantage" dit
Crébillon dans sa Préface des Egarements
du coeur et de l'esprit. On découvre en outre dans le roman, le lieu par
excellence de l'exploration psychologique. Ainsi roman de moeurs ou d'analyse
psychologique, le genre romanesque doit tendre vers le réalisme pour faire
admettre sa valeur. Se pose alors la difficulté de l'équilibre entre le
réalisme et l'encouragement à la vertu... un dilemme particulièrement aigu au
début du siècle. Le plaisir de l'invention et celui de la lecture finissent
cependant par l'emporter sur le souci d'utilité.
Les Illustres Françoises de Robert Challe parues en 1713 à
La Haye exercent une influence indéniable sur Marivaux et Prévost. Le livre est
anonyme, pratique courante, mais Challe n'appartient pas au monde des lettres
(ruiné au Canada par une attaque anglaise, "écrivain" sur des navires
de la Compagnie des Indes puis dans la marine royale, il rapporte un Journal où
se révèlent ses talents d'observateur). Dans ce roman sept histoires composites
rassemblées par une fiction, un emploi varié de la première personne, un monde
connu des lecteurs, un équilibre délicat entre l'impression de vérité et des
récits dont le thème et la structure sont encore très proches du romanesque
traditionnel. Dans ces portraits il traduit ce qu'il pressent dans le coeur d'imprévisible
et d'inexprimable.
Pour son siècle et
pour le nôtre, Lesage est
l'observateur ironique du Diable boîteux.
Il est surtout le créateur de Gil Blas, personnage transposé du roman
picaresque espagnol et adapté aux tendances esthétiques et morales de la fin de
l'époque classique. Il est auteur de théâtre, de nombreuses traductions, de
libres adaptations où se révèle son goût pour le récit d'aventures et sa
curiosité pour les littératures méditerranéennes et exotiques. Il trouve dans
les oeuvres baroques et le picaresque espagnol un type de déroulement du récit,
des détails réalistes, il y mêle les "portraits à clef", des
anecdotes, et des "types" proches de ce que propose depuis le siècle
précédent la scène comique. Le Diable
boîteux doit son succès en 1707 à sa vivacité satirique, car l'intrigue est
mince. Asmodée délivré montre dans le monde à Cléofas "tout ce qui s'y
passe", un voyage au fond des coeurs. La description est ricanante, la
folie semble régner à Madrid = Paris en maîtresse absolue. Le Diable
s'intéresse particulièrement à l'amour, Asmodée est le démon des vanités, des
frivolités et de la luxure : on voit que les désirs mènent le monde et agitent
la société. Deux récits plus longs permettent de briser la monotonie des
anecdotes, mais leur romanesque ne s'impose pas. En 1726, Lesage refond son
oeuvre et y ajoute un livre que les sottises humaines ont aisément fourni
dit-il. C'est l'oeuvre d'un moraliste héritier de La Bruyère mais avec la
gaieté et la vivacité du trait. Pour Gil Blas, Lesage retient moins de chose
encore du cadre espagnol : muletiers et donneurs de sérénades, et de Don
Quichotte et des auteurs picaresques l'image type d'un espace ouvert au voyage.
L'Espagne est un lieu purement littéraire qui offre une impression d'éloignement
et d'exotisme au lecteur français. Gil Blas est cohérent : le héros écrit ses
mémoires, la description des moeurs s'ordonne en fonction de l'évolution du
narrateur. Le roman adopte bien en apparence la démarche capricieuse des récits
picaresques, faisant alterner succès et revers soudains, mais pourtant Gil Blas
progresse : vers une sorte d'indulgence illusion, vers le dégoût du vice plutôt
que vers la vertu. En cela il se distingue du picaro. Il écoute et rapporte
plusieurs récits ce qui élargit l'univers du roman et s'informe de mondes où il
ne pénètre pas. L'auteur et son héros ont vieilli ensemble puisque l'écriture
s'étale sur vingt ans. Mais le narrateur n'a pas l'unité et la profondeur
psychologique des héros de Marivaux et de Prévost, sa personnalité s'efface
souvent devant la voix de Lesage lui-même, qui traduit ainsi un profond
scepticisme. Il montre que chacun dans la société agit sur les autres, soit
pour les corrompre, soit pour tirer d'eux un profit, sans se soucier de
psychologie. Mais à aucun moment il ne remet en cause la hiérarchie. Le
réalisme de Gil Blas a deux sources
différentes : mentionner des objets concrets, ce qui donne l'impression de la
vie et une exigence de vraisemblance, car ces notations triviales qui
signalaient chez Sorel ou Scarron le burlesque sont ici dans un roman
"sérieux". Gil Blas est donc un personnage qui peut existe, il est
d'ailleurs homme de moyenne carrure... Malgré ses emprunts Lesage a pu ainsi
créer une figure originale.
Les romans de Marivaux se répartissent en deux
groupes : avant sa carrière de dramaturge et après (les deux grands textes qui
assurent sa carrière de romancier : La
vie de Marianne et Le Paysan parvenu).
Les premiers romans empruntent aux textes baroques, car Marivaux, comme
beaucoup de ses contemporains, comme Rousseau, a aimé ces romans-fleuves. Mais
il cherche aussi à prendre ses distances en ne retenant que les thèmes qui
seront plus tard au coeur de son oeuvre : toute-puissance de l'amour sur la
conduite humaine, analyse très fine du sentiment, forme de pathétique dans
l'expression de la sensibilité. Cette critique se note dans Les Effets surprenants de la sympathie,
se poursuit dans La Voiture embourbée
dans lequel Marivaux cherche à insérer de plus en plus de détails empruntés au
réel : les passages d'un carrosse embourbé sont contraints de passer une nuit
inconfortable dans un mauvais gîte. Que faire ? On prend la parole chacun son
tour pour composer un "Roman Impromptu", "Les aventures du
fameux Amandor et de la belle et intrépide Ariobarsane". La seule loi est
le plaisir de conter, mais Marivaux pose surtout le problème du rapport entre
le romancier et sa fiction et donc entre la fiction et le lecteur, il
expérimente la toute-puissance du romancier. Ces romans n'attirent guère le
public, ils sont des témoins de la crise du genre romanesque. Marivaux, qu'il
prenne le camp des Modernes sans hésiter, qu'il emprunte après Sorel et Scarron
les voies du burlesque (Le Télémaque
travesti) ou qu'il s'attache en psychologue à l'observation de ses contemporains,
a toujours l'idée que l'univers de la fiction peut se rapprocher de
l'expérience quotidienne du lecteur. Ces premiers romans posent aussi les
fondations des romans de la maturité : le récit à la première personne y est
important, les figures de femmes tendres et sensibles n'existant que par et
pour le sentiment amoureux se multiplient, le dédoublement du couple amoureux
entre les maîtres, qui vivent leurs aventures avec le plus grand sérieux, et
les valets qui les singent, tout cela existait en germe. Vie de Marianne ou ls Aventures de Mme la comtesse de.... paraît de
façon irrégulière sur plusieurs années. Les cinq parties du Paysan parvenu sont laissées sans
conclusion. Ces deux romans forment un tout, ils sont le lieu de deux
expériences contradictoires, mais complémentaires : la réussite rapide de
l'homme par le moyen des femmes, les dangers courus par une jeune fille isolée.
La première personne n'est plus seulement un moyen de donner aux événements
rapportés l'apparence de la vérité, elle est la meilleure voie possible pour
l'exploration psychologique. Le romancier joue principalement de la différence
des temps : le personnage jeune devient un objet d'observation pour le
narrateur âgé. Le récit donc et les explications ou les commentaires. Les
moralistes classiques dressaient un inventaire des caractères et pensaient
expliquer les individus par un nombre limité de traits. Marivaux parle de
"mouvements" qui exige une description subtile et minutieuse,
toujours indécise. La "réflexion" ne brise donc pas le cour du récit,
elle est le récit même, un nouveau langage analytique s'élabore par cette
technique marivaudienne consistant à juxtaposer dans un fragment narratif, le
fait, les motivations, le commentaire du mémorialiste et les pensées du personnage.
Le texte acquiert ainsi une densité particulière. L'histoire du Paysan parvenu est celle d'une ascension
rapide dans l'échelle sociale grâce aux femmes, l'expression hypocrite du désir
est ici peinte, Marianne subit elle la loi du sentiment. Sa sensibilité réagit
aux événements et aux personnes et ne se trompe jamais : l'amour est donc la
seule source de connaissance de soi. Dans l'amour entre les êtres, les âmes se
répondent car elles sont d'une même qualité. De nombreuses figures secondaires
animent aussi les romans, qui nourrissent par la rencontre l'élaboration
psychologique du narrateur : surprenantes d'abord, elles l'obligent à découvrir
en lui-même des ressources nouvelles de sensibilité ou d'ingéniosité. Marianne
et Jacob se construisent donc progressivement, dans un environnement dans
lequel il faut distinguer amis et ennemis. Ainsi tous les personnages du récit
ont une fonction, car le héros est amené à s'affirmer face à lui, à se
connaître. L'univers matériel aussi : l'accessoire est révélateur d'une
réalité. Le vêtement n'est plus défaut mais catégorie de l'analyse : elle
traduit le besoin d'être admiré... Le roman marivaudien paraît répondre à deux
motivations : l'exploration de la nature humaine selon des modalités
entièrement nouvelles et l'affirmations
de certaines valeurs morales, difficiles à cerner car les personnages
ne portent pas de bannières mais qui se groupent aisément sous le vocable de
"vertu" : franchise (conformité des actes à l'impulsion naturelle
toujours bonne, et sincérité dans l'acte d'écrire ses mémoires), indulgence
généreuse à l'égard d'autrui, confiance dans le coeur qui dicte toujours le
bien.
Prévost (1697-1763) paraît destiné à la carrière ecclésiastique.
Il hésite, choisit les Bénédictins en 1721, défroque en 1728 et gagne la
Hollande puis l'Angleterre. Il reviendra à Paris en faisant amende honorable et
son titre d'aumônier du prince de Conti lui ouvrira les salons. Traducteur
d'ouvrages latins, des romans de Richardson, historien, journaliste
remarquable, responsable de la grande entreprise de Histoire des Voyages, abbé et aventurier, Prévost est aussi le
plus grand romancier de sa génération. Il utilise encore largement le
matériel des romans d'aventures baroques mais il en transforme profondément la
signification. L'originalité des romans de Prévost tient à ce qu'ils ne
recherchent pas l'aventure pour s'illustrer mais qu'ils la subissent. Leur vie
est une succession d'échecs, de drames et de souffrance. Le héros s'étonne à
chaque fois d'avoir encore assez de sensibilité pour souffrir. L'accumulation
des épisodes romanesques ne doit donc plus être imputée à l'imagination d'un
auteur soucieux de prolonger son récit, mais à une certaine idée de la
Providence divine : son roman donne une place importante à la religion et admet
la dimension métaphysique. Les personnages sont ballotés au gré d'événements
dont la succession forme une destinée malheureuse, une destinée qui est
l'oeuvre d'un Dieu qu'ils recherchent et qui les appelle, par les épreuves, à
la sagesse. Les voyages d'un continent à l'autre sont donc la figuration
concrète d'une inquiétude profonde : inquiétude de l'âme à la poursuite de son
repos qu'elle trouvera dans la soumission au malheur et le renoncement à la
révolte, conçu non comme un abandon indigne, mais comme la marque d'une
conscience capable de dominer les contingences de la vie terrestre. Ecrire ses
mémoires est donc accepter ce qu'a été son passé. Chaque personnage n'a
cependant pas les mêmes réactions, et beaucoup de questions restent sans réponse.
Le récit à la première personne est la forme la plus apte à reproduire les
mouvements secrets de l'âme. Au début des Mémoires,
Renoncourt, "homme de qualité" est le personnage principal, ses
aventures occupent les cinq premiers livres, dans la suite du roman, il est le
mentor du jeune marquis de Rosemont, dans cette partie, Prévost montre qu'il
reconnapit l'existence de l'irrationnel tout en se méfiant de son influence,
dans des tonalités annonçant le "roman noir" selon Jean Fabre. Le
dernier tome des Mémoires a été
détaché par Prévost lui-même dès 1753 : le grand public a retenu le nom abrégé
de Manon Lescaut. L'Homme de qualité
est alors auditeur du récit fait par Des Grieux. Mais il présente cette
confession ce qui commande un certain type de lecture. Le drame est celui de
Des Grieux, même si le 19è n'a retenu que Manon. Par sa brièveté, sa
concentration, le choix des personnages, l'oeuvre s'apparente à la
"nouvelle" et rappelle Challe. Elle abonde en détails concrets, le
cadre est vraie, et les allusions à l'argent sont indispensables à la
construction et à la signification du récit.
Prévost a écrit deux
romans longs : Le Doyen de Killerine
et Cleveland, le temps n'est indiqué
que par la succession des épisodes, et l'espace demeure lui-même une catégorie
abstraite. Avec Cleveland donne au
genre romanesque des ambitions extrêmement haute. Aux côtés du narrateur,
interviennent un nombre remarquable de figures. Cleveland, le
"philosophe" fait la douloureuse expérience de la vanité de la
philosophie qui n'est pas la sagesse : ce qui satisfait la raison n'agit pas
sur le coeur. Il préserve une apparence de froideur et de maîtrise mais doit
reconnaître l'irréductible mystère de son coeur : "Est-ce donc qu'il y a
si peu de différences entre les mouvements intérieurs qui font la douleur et la
joie ? Ou plutôt, n'est-ce pas en effet le même mouvement qui prend différents
noms selon qu'il change d'objets et de cause ?". A travers les épreuves,
le narrateur finit par trouver la paix dans la religion. La philosophie, effort
de la raison pour organiser le monde, est utile dans l'ordre quotidien, elle
n'est rien sans la vie du coeur, mais la sensibilité ne devient source de
bonheur que guidée par la sagesse divine. A noter que trois épisodes de Cleveland le rattache à la littérature
de l'utopie : une colonie protestante à proximité de Sainte-Hélène, les Abaquis
et les Nopandes, des sauvages. Prévost s'efforce ainsi de diversifier les
conditions concrètes du problème philosophique qu'il pose. Dans Le doyen de Killerine, le narrateur est
un insupportable sermonneur. Dans Histoire
d'une Grecque moderne, Prévost crée la figure féminine la plus ambiguë de
toute son oeuvre. Théophée, esclave grecque, a été rachetée par le
narrateur émue par sa beauté. Mais elle éveille chez lui la jalousie et le
désespoir, débauchée dans sa jeunesse, voit en lui un père ou un ami, jamais un
amant, et se convertit à un idéal de pureté. Elle poussera jusqu'au bout
l'expérience de la liberté en refusant le mariage proposé par
l'ambassadeur-narrateur. Mais toute sa conduite est observée et interprétée par
un homme qui se défie de son propre jugement et invite le lecteur, dès les
premières lignes, à ne pas l'en croire totalement. Il demeure donc un doute
irrémédiable sur le véritable caractère de la jeune Grecque et sur la sincérité
de sa conduite. En 1740, Prévost ne croit plus en l'amour absolu et
impérissable aussi la passion du narrateur se dégrade en mépris et en
indifférence. Avec les romans de Prévost, la forme des mémoires atteint son
apogée. Toute son oeuvre est une longue analyse des réactions imprévisibles du
moi profond ; tout son effort est de mieux connaître les passions, à
défaut de mieux les dominer. Aussi ne peut-on appliquer à ses intrigues
romanesques les critères ordinaires de la vraisemblance : la mise en forme
concrète des problèmes et des incohérences du coeur humain justifie, pour
mettre en valeur leur intensité, certaines outrances de l'imagination.
Ch.5 – L'esprit de l'Histoire. (S. Menant)
Le règne de Louis
XIV a suscité deux réactions intellectuelles : une réflexion politique sur la
nature et les buts de l'Etat moderne ou des réactions d'indignation ou de
surprise qui ont amené à poser les principes d'un régime politique juste.
Utopie, recherche historique et réflexion politique se développent ainsi
indépendamment et pafois convergent. La littérature est le lieu de ces
entreprises, elle peut présenter en plénitude ce que les cafés et les salons
esquissent.
Après l'Histoire des Sévarambes de Denis Veiras
en 1677, les titres qui dominent les utopies sont Voyages et aventures de Jacques Massé de Tyssot de Patot en 1710,
qui propose des vues sociales très hardies, et Les Iles flottantes ou la Basiliade de Morelly en 1753. Mais c'est
surtout comme élément piquant dans des oeuvres complexes qu'elle joue un rôle
important dans la littérature du 18è : elle est présente dans Télémaque, dans le théâtre de Marivaux
où elle conduit surtout à une réflexion morale (L'Ile des esclaves, L'Ile de
la raison), dans Candide où
réapparaît l'Eldorado comme faire-valoir à toutes les expériences réelles des
voyageurs, ou dans le Supplément au
voyage de Bougainville où Diderot façonne une vision imaginaire de Tahiti.
Saint-Simon (1675-1755) préfère rapporter ce qu'il a vu. Il est fils
d'un favori de Louis XIII qui a manqué sa carrière de courtisan et d'homme
d'Etat, il écrit pour protester contre les usurpations dont la vraie noblesse a
été victime sous Louis XIV. Il a aussi son utopie : un monde où la prééminence
des ducs et des pairs assurerait l'ordre du monde tel qu'il doit être. Il avait
écrir dès 1694 un simple "Mémorial, mais, après sa retraite du service du
Régent, il est stimulé par la platitude du journal de Dangeau, un autre
courtisan. Il rédige donc des "Additions" puis récrit tous ses Mémoires dans l'ordre. Ils racontent la
période 1694-1723. Le lecteur est fasciné par la foule des personnages, par
l'art de camper une silhouette, de résumer un caractère ou un vie. L'unité naît
du roi, mais aussi de St-Simon lui même qui est omniprésent, donne sa vision
des faits, dit "je" et ne s'en cache pas.
Voltaire consacrait lui aussi un livre au règne de Louis XIV. Son
esprit est bien différent : en consacrant ses meilleures années à rassembler
une vaste documentation qu'il annote, avec laquelle il corrige ses précédents
manuscrits, en interrogeant des témoins, en faisant venir (de Russie par
exemple) des cartes et dossiers, il invente l'Histoire au sens moderne. Son
intérêt va d'abord à l'histoire moderne, la plus utile pour comprendre le monde
contemporain. Il préfère la démographie et l'économie aux questions
dynastiques. Il veut aussi plaire néanmoins. Ainsi avec Histoire de Charles XII, roi de Suède en 1731, il raconte la vie
extraordinaire d'un général qui avait étonné l'Europe. Voltaire regrette que manque
l'élément sentimental, mais le roi était indifférent à l'amour. Le Siècle de Louis XIV a pour objet de
présenter un tableau complet d'une des grandes époques de l'humanité. Pour
Voltaire en effet, l'histoire universelle est rythmée par quelque phase de
haute civilisation, séparées par de longues périodes de désordre et de
décadence. Il ne néglige ni histoire militaire, anecdotes, politique
religieuse, généalogie, questions économiques, "gouvernement
intérieur", progrès des sciences et des arts. Il voulait intégrer le tout
dans une Histoire universelle à
laquelle il a travaillé de 1741 à 1756, finalement publiée sous le titre Essai sur les moeurs. Ce qui reflète le
choix de l'historien : ne pas tout dire, souligner les changements dans le
comportement des nations, mettre en relief des épisodes, ou des héros décisifs.
En privilégiant la longue durée, en mettant sur le même plan la civilisation
chrétienne et celle de Chine ou de de l'Islam, il renouvelle en profondeur la
vision de l'histoire de ses contemporains. Il s'intéresse aussi aux détails
pittoresques et concrets qui montrent la bizarrerie des hommes, la diversité
des fanatismes. Il défend un pouvoir fort et centralisé, prend des positions
tranchées, pense que l'agriculture est le fondement de la prospérité...
Montesquieu se fait connaître tout d'un coup dans l'Europe par les Lettres persanes en 1721, un roman
épistolaire irrespectueux pour la monarchie française et toutes sortes de
traditions, les lois et coutumes persanes également car une révolte du sérail à
la fin du livre vient montrer le caractère inhumain de la loi islamique. Avec
les Troglodytes qui expérimentaient différentes formes de gouvernement, il
prélude à une méthode comparative très féconde. Magistrat à Bordeaux il a vu la
Régence d'assez près. Il a fait de longs et sérieux voyages en Europe et
particulièrement en Angleterre où il a séjourné assez longtemps pour s'initier
à la vie politique. Il a ainsi acquis une vaste expérience historique dont ses Considérations sur les causes de la grandeur
et de la décadence des Romains en 1734 sont un aspect. Ses voyages l'ont
surtout détourné d'une vision idéaliste des républiques et amené à privilégier
un autre critère d'excellence : la modération. L'Esprit des lois est publié en 1748; le titre signifie que
Montesquieu ne souhaite pas décrire les constitutions et les codes mais dégager
l'intention profonde, l'idée qui unifie chaque ensemble. Le livre commence par
les vues les plus synthétiques. Les trois premiers posent les principes : la
république (démocratique ou aristocratique) est fondée sur la vertu, la
monarchie sur l'honneur, le despotisme sur la
crainte. Les livres IV à VII décrivent les conséquences de ces principes
en différents domaines. Les L. VIII à X montrent que tous les régimes sont
guettés par la dégénérescence et menacés par les forces extérieures, idée chère
à Montesquieu. La science politique a donc un role essentiellement conservateur
: veiller à la sauvegarde du principe de chaque gouvernement. Les conditions du
développement de la liberté valeur politique essentielle, sont exposées dans
les livres XI à XIII. Les livres XIV à XVII sont consacrés à la théorie des
climats déjà proposée par l'abbé du Bos, mais que Montesquieu pousse à toutes
ses conséquences. Chaque pays a le gouvernement qu'entraîne son climat. Une
idée dépassée mais qui attire l'attention sur le fait que tout système doit
s'enraciner dans les réalités du terrain, ce que Montesquieu nomme "la
nature des choses". La politique se fonde sur des lois issues d'une observations
des réalités et de leurs enchaînements non d'une révélation ou d'une évidence
intérieure, ce e quoi Montesquieu se distingue des théoriciens du droit
précédents comme Grotius ou Pufendorf. Il cherche aussi à écrire un livre
intéressant : il multiplie les effets de surprise (au Livre X les Bactriens par
exemple, qui "faisaient manger leurs pères vieux à de grands
chiens"), il manie l'ironie et ne cache pas son jugement. Mais l'apport
immédiat de L'Esprit des Lois a
résidé dans un ensemble de concepts et d'analyses d'une telle clarté et d'une
telle utilité que chacun les a adoptés au 18è et depuis. L'idéal de séparation
des pouvoirs est devenu un dogme des démocraties libérales. Ce qui domine
peut-être l'ensemble de sa pensée c'est la notion de modération. Mais aussi la
conviction que la machine humaine est faite naturellement pour le bonheur
auquel la politique aide à accéder.
Ch.7 – Le siècle de Voltaire. (S. Menant)
Voltaire est apparu
dans tous les chapitres précédents... un auteur représentatif car il a adopté
la plupart des goûts et des opinions de son temps et a symbolisé l'idéal même
de la réussite d'un écrivain (en ce sens on peut accepter la formule de Barthes
"Voltaire, le dernier des écrivains heureux"), mais exceptionnel : la
cinquantaine passé, il commence une nouvelle carrière.
En 1718
François-Marie Arouet (1694-1778) adopte le pseudonyme inexpliqué de Voltaire alors qu'il commence
une carrière semblable à beaucoup d'autres : celle d'un poète satirique et
tragique. Sorti du collège Louis-Le-Grand il y a côtoyé des grands noms, il a
connu la Bastille pour des vers irrespectueux pour le Régent. Il possède une
exceptionnelle aisance de versification. Il réussit d'emblée dans la tragédie :
Oedipe (éloquence, introduction d'un
choeur, critique de la cruauté des dieux), La
Ligue (première forme de La Henriade)
consolide sa réputation. Il est près de devenir poète officiel mais une dispute
avec un obscur chevalier de Rohan le contraint à fuir en Angleterre. Il y reste
deux ans et s'intéresse à Shakespeare, Pope et Swift. Il revient avec un
recueil de Lettres anglaises ou Lettres philosophiques car les Anglais
forment "une nation de philosophes" plus tolérants et ouverts aux
nouveautés que les Français. Ce livre est publié en 1734 sans autorisation : il
se réfugie plusieurs années au château de Cirey en Champagne chez sa maîtresse
Mme du Châtelet, femme très savante, traductrice de Newton. La liaison de
celle-ci avec St-Lambret puis sa mort en 1749 transformeront la vie de
Voltaire. Entre-temps il est couvert d'hommages : Zaïre, Mahomet, Mérope et Sémiramis connaissent la réussite. Elles brillent plus par
l'originalité du cadre historique et géographique et par des formules
"philosophiques" que par la vraisemblance ou la profondeur
psychologique. Depuis 1736, Voltaire entretient une correspondance avec
Frédéric, prince héritier de Prusse qui échange avec lui des vers et des idées.
A partir de 1740 il devient un intermédiaire apprécié de la cour de France, il
est soutenu par Mme de Pompadour : historiographe de France en 1745, Académie
Française en 1746, c'est l'apogée du "fameux poète". Mais en 1750,
après la mort de Mme du Châtelet, sensible aux inconstances de la cour, il part
pour Berlin invité par Frédéric, comme chambellan. Il côtoie des philosophes
choisis comme Maupertuis et La Mettrie. Après des dissenssions, il revient en
1753 pour se fixer à Genève. Il achète des propriétés : les Délices à Genève,
una maison à Lausanne, le château de Ferney et le domaine de Tourney, tout près
de Genève mais en territoire français. Il confie ses oeuvres aux frères Cramer,
des imprimeurs de Genève. Il devient "l'aubergiste de l'Europe",
"seigneur de village" très actif passionné par les améliorations
agricoles. Sa célébrité est soutenue par des créations parisiennes : L'Orphelin de la Chine en 1755 et Tancrède en 1760 qui entraînent les
spectateurs en Extrême-Orient et au Moyen-Age. Son influence s'exerce surtout,
cependant, par de grandes oeuvres en prose : Essai sur les moeurs, Dictionnaire
philosophique (1764), Traité sur la
tolérance (1763) et de multiples opuscules de circonstances, des contes en
vers ou en prose. Le comble de la gloire lui vient de ses interventions dans
les affaires judiciaires : l'affaire Callas notamment en 1761. Après vingt-huit
ans d'exil il revient à Paris pour la création de sa dernière tragédie Irène :
il est acclamé comme un grand homme, pour son action humanitaire comme pour son
oeuvre. Il meurt dans cette apothéose. Il changé de rôle dans cette seconde
partie de sa vie : de courtisan il est devenu une sorte de roi intellectuel à
qui la gloire et le succès mondial confèrent une réelle immunité et une
influence européenne. Il poursuit alors un dialogue au sommet avec les esprits
de ce temps : avec Rousseau il dispute de la valeur de la civilisation et de la
nocivité du christianisme ; face à Diderot et d'Holbach il refuse énergiquement
l'athéisme.
Quand il a voulu
présenter sa pensée de façon systématique, il a préféré les vers (Discours en vers sur l'homme, Poème de la Loi Naturelle, Poème sur le désastre de Lisbonne qui
soulève la question philosophique essentielle posée au rationalisme naturaliste
par le tremblement de terre). La prose lui sert en général à présenter de façon
fragmentaires, suggestives, inachevée des aperçus ou des doutes : Traité sur la Tolérance est fait de
pièces et de morceaux, la pensée de Newton est présentée sous la forme d'Eléments de pensée de Newton. Une de ses
formes préférées est le dictionnaire : "portatif" par opposition à la
volumineuse Encyclopédie et efficace
car seules les questions brûlantes sont abordées. Il augmente et remanie
inlassablement son Dictionnaire
philosophique. Au coeur de sa philosophie, une réfelxion sur la religion :
il lutte contre les religions artificielles qui rapetissent Dieu, le caricature
et éloignent les fidèles de la vraie morale que l'homme trouve en sa nature et
qui se confond avec la bienséance. Fanatisme et préjugés étouffent la voix de
la nature : au philosophe de les dissiper. Pour lui Dieu est si grand qu'on ne
peut rien faire pour se rapprocher de lui. Voltaire est donc assez confiant
dans les ressources de la nature humaine : il en montre certes des limites mais
insiste aussi sur ses capacités de résistance et d'adaptation. Les ressources
de l'homme font la valeur de la civilisation. Dans l'état de nature, l'homme se
traîne misérablement, il se libère par les sciences et les arts : le
bonheur naît ainsi de l'activité autant que de la tolérance (Lettres philosophiques : la 25è en
particulier, discussion point par point d'une série de pensées de Pascal). Mais
il est aussi hanté par l'inquiétude et reste insastisfait même dans la frénésie
de l'action. Son optimisme en la nature est donc sapé par un pessimisme nourrit
des expériences personnelles. Il est lui-même tantôt impétueux et entreprenant,
tantôt accablé et mourant, victime de son corps maladif.
De tous les
écrivains du 18è il est celui dont l'oeuvre a le plus souffert du temps : on
lit ses contes, c'est à dire une partie très marginale de ses écrits, ses
"rogatons" comme il disait, qu'il a hésité à écrire, gardé des
années, pour, souvent, s'en servir de bouche-trou dans des recueils. Il s'y
montre moins contraint qu'ailleurs et se livre dans une sorte d'improvisation
libre et créatrice. Ce genre n'est guère défini en réalité : ce qu'on nomme
"conte" au 18è est uni par une commune brièveté, mais rien de bien
proches entre les contes en vers à la façon de La Fontaine, les contes de fées,
les contes moraux lancés par Marmontel, disciple de Voltaire, ou les contes
voltairiens. Ces derniers ont des rapports avec toutes les formes de conte,
sans jamais s'enfermer dans une seule formule. Une quinzaine sont écrits en
prose, une quinzaine en vers, leur écriture correspond en général à des moments
de difficulté pour leur auteur. Il y pose souvent des questions embarrassantes
qui ne trouvent guère de réponses : difficile de dire si Voltaire les conclut
par un pessimisme noir ou dans un climat encourageant. Candide épouse Cunégonde
et s'installe dans un petit domaine, mais n'est plus amoureux et fait taire les
discussions, comme dans un refuge de travail abrutissant. Leur richesse tient
dans cette ambiguïté née de l'expérience vécue, mais aussi de la variété des
tons, des décors et des tours. Plusieurs se rattachent à la tradition orientale
des Mille et une nuits, d'autres
empruntent des personnages à la réalité contemporaines. Ceux-ci sont toujours
simplifiés jusqu'à la caricature, réduits à un nom significatif : comme les
marionnettes que Voltaire aimait à animer à Cirey. C'est finalement un genre
assez parodique dans lequel Voltaire, pénétré d'une esthétique classique,
tourne en dérision les conventions, les illusions, les émotions du roman et de
la nouvelle, dont il juge sévèrement la vogue.
De son vivant il
était déjà célèbre pour ses lettres, le 18è se passionnait pour les
correspondances et l'art épistolaire. Sa correspondance est immense : plus de
cinquante volumes aujourd'hui, qui permettent de mieux comprendre un homme,
mais aussi de découvrir l'aventure intellectuelle du siècle.
1750-1802
Ch.1 – La somme et le fragment. (M. Delon)
La tolérance
religieuse et l'esprit de libre-examen, la dénonciation de l'absolutisme et
l'égalité juridique, voire l'athéisme et le matérialisme, se sont exprimés
depuis le début du siècle. Mais soudain, ils apparaissent comme un ensemble
cohérent qui prend un nom, celui de philosophie des Lumières, et qui trouve son
lieu de rencontre l'Encyclopédie.
En un laps de
quelques années paraissent en effet des sommes qui frappent l'opinion. En 1746,
Essai sur l'origine des connaissances
humaines de Condillac, en 1748 L'Esprit
des lois, en 1749, les premiers volumes de Histoire naturelle, tandis que le lancement de l'entreprise
encyclopédique est annoncé, dirigée par d'Alembert, géomètre de génie, et par
Diderot, jeune philosophe aux idées audacieuses. Dualisme cartésien devenu
doctrine officielle de l'Eglise, monarchie absolue, orthodoxie catholique sont
mis en doute par des oeuvres qui ne sont plus des libelles frondeurs mais des
sommes cohérentes. La doctrine libertine de la double vérité réservait la
provocation des textes à des initiés, la volonté est désormais pédagogique, la
recherche systématique. Condillac diffuse largement la pensée de Locke et
propose une articulation du sensualisme et du rationalisme, qui devient la
vulgate du siècle. L'homme n'est pas un être défini par sa naissance ou par un
esprit préexistant mais un être d'expérience, de mouvement qui n'est que ce
qu'il a vécu et découvert par lui-même. Cette anthropologie débouche sur une
pédagogie. La philosophie des Lumières se caractérise à la fois par sa confiance
dans la raison humaine et par la nécessité d'agir pour la faire
triompher socialement des préjugés. La raison, ou lumière naturelle selon la
métaphore traditionnelle, n'est plus le reflet d'une intelligence
transcendante, mais raison purement humaine, immanente et par là plurielle.
L'Encyclopédie constitue un effort de
collecte des connaissances, de rassemblement du savoir disponible. Le projet
naît d'abord de l'idée d'une traduction des deux volumes en anglais de la Cyclopedia or universal Dictionary of Arts
and Sciences de Chambers. On contacte Diderot connu pour ses traductions de
l'anglais. Très vite l'idée d'une création originale s'impose. En 1750, Diderot
rédige un prospectus pour faire appel aux souscripteurs, en 1751 l'éditeur Le
Breton fait paraître le premier volume précédé d'un long discours préliminaire
de d'Alembert qui expose les fondements épistémologiques de l'ouvrage. Il
propose une histoire de l'esprit humain, jalonnée par les travaux de Bacon,
Descartes, Locke, Newton, Leibniz... puis répartit les productions de l'esprit
selon trois facultés : la mémoire qui commande le savoir historique, la raison
qui commande la philosophie (=connaissance scientifique) et l'imagination qui
commande les créations poétiques et artistiques. Avec son ordre alphabétique,
l'ouvrage est donc enrichi d'une double perspective historique et
encyclopédique. C'est un ensemble complexe dans lequel chacun invente son
propre mode de lecture. La nombre et la qualité des collaborateurs frappa les
contemporains. De 1751 à 1772, dix-dept volumes de textes et onze de planches
paraissent. Mais dès 1751, l'Encyclopédie
est attaquée par les jésuites qui visent l'abbé de Prades, un collaborateur
dont les idées ont été condamnées par la Sorbonne. Elle est interdite, sans
cesser de paraître : Malesherbes, directeur de la librairie, soutient Diderot
et d'Alembert. En 1757, nouvelles attaques après l'attentat de Damiens,
d'Alembert part. En 1759, le parlement de Paris dénonce une série d'ouvrage
dont De l'esprit d'Helvétius et
celui-ci. Le Conseil du roi ordonne alors aux libraires de rembourser les
souscripteurs, mais Malesherbes trouve une parade : pour les dédommager les
volumes de planches paraîtront, ce qui permet de poursuivre le travail. Les
accusations de plagiat de Fréron et Réaumur, un procès le retarderont encore
mais le plus grave est qu'en 1764, Diderot découvre que Le Breton pratique une
censure destinée à prévenir de nouveaux conflits avec les autorités religieuses
ou royales. Il a le choix entre la fidélité aux principes ou la continuation de
l'entreprise et opte pour le second. Chaque lecteur y trouvera un intérêt
finalement... La bourgeoise des Lumières (qui dépasse les groupes sociaux et
comporte une bonne partie d'aristocratie libérale) se retrouve dans ce monument
dressé au pouvoir créateur de l'homme. Le frontispice en est triomphant : sous
un temple grec, la Vérité rayonnante se laisse dévoiler par la Raison et la
Philosophie. L'oeuvre est d'abord un esprit qui fait prendre conscience à
l'opinion publique des mutations du temps, pour les défenseurs de l'orthodoxie,
elle apparaît comme la pièce maîtresse d'une conspiration. Des Suppléments
seront aussitôt mis en oeuvre par Marmontel et Condorcet, ainsi qu'une mise à
jour permanente par Rousseau dans le Journal
encyclopédique. Les réédidtions seront nombreuses, les traductions
italiennes favoriseront une diffusion européenne. L'ouvrage sera refondu en
1781 par Panckoucke en une Encyclopédie
méthodique, qui classe par matière, non par ordre alphabétique, de soixante
volumes.
Histoire naturelle de Buffon
s'apparente à l'encyclopédie par son ambition. 36 volumes paraissent de 1749 à
1789. Durant tout le 19è le travail sera réédité, adapté, traduit... Buffon est
alors reconnu comme un des plus grands écrivains de son époque en même temps
qu'un grand savant. Ce qui ne l'aura pas empêché d'être victime des attaques.
En 1751 la Sorbonne, qui, surtout, en 1779 critique violemment l'interprétation
libre de la Genèse. Buffon préfère signer une formule de rétractation, ce qui
l'oblige dans ses volumes à de savants équilibres : il peut affirmer une chose
et son contraire plus loin pour satisfaire les théologiens. Il s'en prend à
l'idée de système et n'aime pas la nomenclature de Linné. Il préfère décrire
chaque plante, chaque animal avant de lui assigner une place. Son principe de
classement est surprenant aujourd'hui : l'utilité plus ou moins grande pour
l'homme.... arrive ainsi en tête, le cheval. Il se méfie des théories toutes
faites qui s'opposent alors pour interpréter la reproduction des êtres vivants
: les "ovistes" qui tiennent le processus des oeufs maternels pour
déterminant, les animalculistes qui mettent l'accent sur les spermatozoïdes ou animalcules
paternels. Mais le besoin d'un monde ordonné l'empêche d'aller jusqu'à
concevoir le transformisme, tel que le formulera Lamarck ou l'évolution par
sélection naturelle de Darwin.
Autre somme capitale
des Lumières : Histoire des deux Indes
de l'abbé Raynal qui
rassemble aussi une cohorte de collaborateurs. Imprimée en six volumes en 1770,
elle est diffusée en 1772, remaniée et augmentée en 1774. La troisième édition
de 1780, à laquelle participe Diderot, déclenche de violentes hostilités.
Raynal doit fuir à l'étranger. L'ouvrage connaîtra dix-sept éditions, le succès
est immense. Raynal a renoncé à l'Eglise et est passé au parti philosophique.
Cette somme, comme ses livres, lui est sans doute soufflé par les bureaux
ministériels qui, en pleine concurrence coloniale avec l'Angleterre, veulent
encourager un travail qui pourra encourager des vocations coloniales. Raynal
rassemble une vaste documentation, s'assure les concours de d'Holbach, Diderot,
Naigeon. Il étudie la colonisation de chaque métropole européenne. Mais
l'ouvrage étonne vite : la description froide, historique et géographique, des
pays lointains, qui répond à l'objetcif premier du texte qui est d'informer, de
susciter des vocations, est constamment interrompue par des discours enflammés,
d'une violence oratoire qui rompt soudaint avec le style objectif de
l'historien. Information précise pour les commerçants coexiste ainsi avec une
ardente dénonciation de cette même colonisation. Pointe là la contradiction
interne des Lumières dont l'idéal postule une fonction libératrice des échanges
mais aussi une nécessaire révolte contre l'opression. Raynal, qui signe
l'oeuvre, est sans cesse cité par les Révolutionnaires, on veut lui décerner
les honneurs, mais, vieillissant, il conseille la modération, en complet
décalage avec son temps. Les manuscrits étudiés confirmeront ce que l'on
soupçonna : les meilleurs passages avaient été écrits par Diderot.
Les Lumières ne produisent pas uniquement de grosses sommes, elles se
présentent aussi comme une culture mondaine, comme un raffinement visant le
plaisir et l'élégance. La discontinuité s'impose sous la forme du journal
intime, de la notation personnelle au jour le jour. La Rochefoucauld fournit le
modèle de la maxime. Les Encyclopédistes reconnaissent aussi l'amour-propre
mais refusent d'y voir le signe d'une faute indélébile. Hélvétius retourne
ainsi le sens des formules du moraliste classique : "l'amour e soi n'était
autre chose qu'un sentiment gravé en nous par la nature, que ce sentiment se
transformait dans chaque homme en vice ou en vertu, selon les goûts et les
passions qui l'animaient". La brièveté de la pensée reste un modèle
littéraire et intellectuel. Le marquis de Vauvenargues (Introduction à la connaissance de l'esprit humain) hante ses
maximes de la nostalgie des grands sentiments et des actions d'éclat. Il est à
mi-chemin entre La Rochefoucauld et Sénancour, entre le frondeur exclu de
l'histoire, et le mélancolique, désaccordé des rythmes de la nature. Charles
Pinot Duclos, historiogrape du roi, exploite un sens de la formule digne de La
Rochefoucauld dans Considérations sur les
moeurs de ce siècle. L'antiquité signifie pour lui le dévouement à la chose
publique, il se présente en citoyen, en patriote. Sénac de Meilhan aura aussi
recours à cette forme en 1787. Sous la plume de Chamfort et de Rivarol,
la maxime se fait ricanante. Ils épinglent les ridicules de leurs contemporains
dans des mots qui seront recueillis plus tard. Chamfort s'enflamme pour
l'action militante de la Révolution, mais son franc-parler qu'il ne peut
contenir le conduira à la mort. Rivarol s'est mis lui, dès le début, au service
de la monarchie. Tous les deux sont des fils des lumières mais ils en
signifient une forme d'épuisement : la lucidité se fait méchanceté, la maxime
s'aigrit, la discontinuité a rongé l'optimisme des Lumières, émietté le
rationalisme des sommes encyclopédiques. Hérault de Séchelles est riche, beau
et titré. Il semble comblé par la vie. Mais il tient un carnet, lucide et
cynique, qui analyse les mécanismes du pouvoir social : le moraliste se fait
anthropologue.
Même si l'analyse garde chez ces auteurs la généralité classique, elle est
entraînée par un retour sur soi qui définit un autre genre de la discontinuité
: le
journal intime. L'autobiographie s'épanouit aussi
avec l'émergence de l'individualisme. Sur le modèle des Confessions de Rousseau, elle restitue à la vie une continuité,
elle assure une signification et une cohérence à une existence. Le journal
intime est, au contraire, condamné aux aléas du quotidien. Les premières
grandes entreprises datent du tournant du 18è et du 19è siècles : Joubert,
Sade, Constant, Maine de Biran qui, tous, se retrouvent dans des situations
inconfortables moralement et intellectuellement. Doutes intérieurs, quêtes
incertaines qui font écho au formidable bouleversement de la Révolution et de
l'Empire. Le journal intime naît peut-être d'un sentiment de discontinuité et
d'incohérence. Alors que la maxime visait à l'universalité, il accepte
l'insignifiance individuelle, l'éphémère, le détail particulier.
Ch.2 –
Les frères ennemis. (P. Bayard ; F. Laforge)
Rousseau,
Diderot : deux figures centrales de
la pensée du 18è dont les oppositions théoriques vont se révéler cruciales et
porter sur la religion, l’idée de progrès ou l’esthétique. Deux personnages qui
diffèrent foncièrement : réflexion conviviale et dialogique pour Diderot,
solitude insulaire d’une pensée définitive pour Rousseau. Tous deux romanciers,
hommes de théâtre, philosophes et se confrontent à la question de l’identité en
y répondant diversement : insaisissable, éclipsée dans des paroles
plurielles pour Diderot, gravité d’un être qui s’investit complètement, se
rencontrant avec sa folie pour Rousseau.
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). On n’est pas obligé
de le considérer comme un véritable philosophe, souvent il écrit pour répondre,
dans la flamme d’une répartie polémique : l’unité de sa pensée est à chercher du côté d’une morale du bonheur.
Son paradoxe tient à une élaboration théorique qui suit autant les lois de la
raison que les emballements du coeur et les vicissitudes des relations
interpersonnelles, d’où un curieux mixte de réalisme et de pragmatisme dans
cette philosophie. Deux versants : l’un critique l’ordre établi, l’autre
dresse les plans d’une société idéale. Le saisissement de Vincennes (premier Discours) : « Il –Diderot—
m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis et
dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut
l’effet inévitable de cet instant d"égarement » / Rousseau, très
agité, vient de lire à Diderot sa Prosopopée
de Fabricius) contient déjà en germe tous les paradoxes et les conflits
avec Diderot et les Encyclopédistes. Il commence par une critique superficielle
de la société contemporaine qui se consolide peu à peu en un véritable système
avec, pour pivot, le mythe de l’état de nature. Lévy-Strauss a montré qu’il
fallait moins y voir un stade historique que la fiction nécessaire de ce qui
est à retrouver en chacun derrière les apports de la vie sociale. Pour lui
l’homme est doté d’innocence, et non d’un instinct de sociabilité comme
l’estiment Diderot et les philosophes. Aucune guerre donc dans l’état de
nature, celle-ci étant une conséquence de la vie sociale. Une constante de ses
oeuvres (malgré leur variation sur d’autres points) : la propriété privée est
un mal en soi et l’état est un instrument d’oppression des pauvres. Rousseau
tente d’élucider ce passage de la nature à la culture, ce faisant il fonde à la
fois l’ethnologie et les critiques modernes de l’aliénation, en prenant ses
distances avec la conception linéaire du progès, celle des Encyclopédistes.
L’édification de l’Etat idéal culmine avec le Contrat social. Montesquieu essayait de dégager les lois régissant
les faits, Rouseau, lui, pose des principes absolus dont il tire des
conséquences d’une valeur universelle : il écrit davantage un traité d’éthique
que de science politique. L’oeuvre ne paraît pouvoir s’appliquer au’aux petits,
états, inspirée par une Genève idéalisée. Premier souci : assurer la liberté,
qui est nouvelle car dans un type de société imposé par l’impossibilité de
retourner à l’état de nature. Encore une divergence avec les Encyclopédistes :
pour eux la liberté est la liberté d’entreprendre, ce qui, pour Rousseau, signifie
exploiter le travail d’autrui. Dans le pacte social chacun aliène ses droits
sans réserve au bénéfice de la volonté
générale qui peut seule faire et défaire les lois et doit s’exprimer
directement même si l’exécutif est confié à un gouvernement révocable.Cette
notion de “volonté générale” a fait taxer Rousseau d’être l’ancêtre des
totalitarismes. Mais ses préférences vont au régime démocratique, seul légitime
car le peuple y exerce la souveraineté dont aucun citoyen, aucune assemblée ne
peut se prétendre le dépositaire (s’opposant à Montesquieu). Le défaut qui
guette cette théorie est celui de l’utopie, danger tempéré par le réalisme de
Rousseau quand on le consulte sur la Pologne ou sur la Corse. C’est une oeuvre
contradictoire, Althusser a ainsi défait son appareil idéologique mettant en
évidence les manipulations conceptuelles que dissimule le leurre de la volonté
générale, mais il ne faut pas oublier qu’elle est porteuse des idéaux
démocratiques, et que, comme telle, elle a influé sur l’histoire de la pensée.
Ne pas oublier non plus que ces écrits sont produits sous une monarchie, et que
l’état totalitaire moderne est une notion inconnue. Il faut considérer les
grands mythes rousseauistes comme des entités fictionnelles permettant au
discours d’avancer sans heurter la censure : une forme proprement littéraire
d’exposition philosophique. Un mythe essentiel aussi pour comprendre l’Essai sur l’origine des langues.
Rousseau s’isncrit dans un débat essentiel au 18è, sa position est à mi-chemin
entre l’idéalisme de Maupertuis et le matérialisme des Encyclopédistes, auquel
Condillac avait ouvert la voie (le langage né d’un besoin). Pour Rousseau, les
passions fondent le langage : un langage pur des origines, signifiant absolu de
la passion, par lequel Rousseau veut montrer ce qui est à retrouver sous les
sédiments des conventions sociales. La métaphore antécède la dénomination
propre : d’abord l’expression imagée qui comble la découverte de l’absence,
puis le mot juste. Comme la parole, la musique naît de la passion et se fonde
de la mélodie, non de l’harmonie comme le pensait Rameau. Derrida a montré
comment ici Rousseau se rattachait à une tradition de la métaphyque orientale
qui accorderait ses privilèges à la voix, confinant l’écriture à une fonction
seconde. Ce texte de Rousseau établit la dangerosité de l’écriture et la
fatalité du signe, problématique que l’oeuvre romanesque et autobiographique
précisera. L’écriture est un effort pour se réapproprier la langue évanouie,
elle en consacre donc la dépossession et expose la parole vide à la mort par le
signe. Elle supplée en substituant l’exactitude à l’expression, le concept à
l’affect. La force de l’expression est rattachée aux voyelles, elle ne peut
être le fait que d’un sujet présent et s’évanouit dès quon essaie de la
transcrire : “il n’est pas possible qu’une langue qu’on écrit garde longtemps
la vivacité de celle qui n’est que parlée”. Dans son projet autobiographique
l’enjeu sera de préserver dans l’exercice littéraire quelque chose de la force
originelle du langage, perdue dans la société moderne. L’oeuvre pédagogique se
situe dans cette logique. Elle se base sur le fantasme d’un contrôle absolu sur
la genèse et l’éducation qui, paradoxalement, préserverait l’apprentissage de
la liberté. Dans Emile le passage de
l’état de nature à celui de citoyen est envisagé diachroniquement, sur un mode
quasi-romanesque. Dès la première phrase, Rousseau relie sa pédagogie à
l’ensemble de sa diatribe contre la civilisation : “Tout est bien sortant des
mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme”. Il
faut protéger l’enfant de l’influence néfaste de la culture, d’où une éducation
négative à la campagne, à l’abri de tout contact avec la famille, les livres,
la société et une autonomie qui permettra à l’enfant de se former par sa propre
expérience avec la nature comme seul précepteur. Sans doute le texte
rousseauiste qui a le plus mal vieilli. Mais il peut aussi être d’un modernisme
étonnant : l’enfant n’est plus un adulte en miniature, mais possède un
fonctionnement psychologique propre. Sa progression psychique passe par des
stades (ce qui annonce Piaget et Freud), enfin l’attention au besoin d’activité
et aux intérêts spécifiques de l’enfant rompt avec la tradition religieuse de
l’effort. L’oeuvre achoppe en revanche sur la question psychologique, en raison
peut-être de l’ambivalence même du rapport de Rousseau à l’enfance qui,
autodidacte, s’est construit avec et contre les livres. L’enfant est un objet
de réflexion incessant jusque dans les Rêveries, mais il demeure par bien des
aspects terre inconnue : en lui déniant l’affectivité, Rousseau s’interdit de
le comprendre en profondeur. Mais dans cette description abstraite des
développements d’une âme, Rousseau s’avance aussi loin qu’il le peut vers le
geste autobiographique, temps de l’élaboration psychique, qui reprendra les
questions de l’origine et de la vérité sur le plan de l’anamnèse personnelle.
Ethique
et religion….
Toute l’oeuvre théorique de Rousseau est soutenue par un projet éthique, depuis
le premier Discours, officiellement
un écrit de morale. Il reprend la division faite par Bayle entre religion et
morale, comme les Encyclopédistes, mais à leur différence, il recherche une
morale déliée des raffinements de la modernité et des intérêts de
classe et qui tente de transformer les moeurs du peuple par l’éducation, la
religion et la politique. Les passions en elles-mêmes ne sont pas condamnées
(comme le veut l’idéal du bonheur du 18è) mais celles de la société car elles
menacent d’écarter l’homme de soi. Rousseau insiste sur l’importance du
sentiment intérieur et du dictamen de la conscience également accordée par Dieu
à tous les hommes, et sur une ouverture à la souffrance de l’Autre pour éviter
les excès. Ce qui marque une refus des dogmes qu’exprime la Profession de foi du vicaire savoyard,
texte intégré à Emile. La divergence
avec Diderot et les Encyclopédistes est alors radicale : il admet croire croire
en un Dieu et en la Providence, comme en témoigne une lettre à Voltaire de
1756. La religion est dotée des vertus d’une Nature non encore corrompue par la
civilisation, ce texte illustre le motif apologétique de la foi au service de
la cité. La première partie démontre avec enthousiasme le théisme et établit les
dogmes de la religion naturelle : cause première et intelligence à l’origine,
liberté et immortalité de l’âme, évidences passant par le sentiment intérieur.
La seconde partie condense les arguments de la première moitié du siècle contre
la religion révélée, elle fit la joie de Voltaire : “Que d’hommes entre Dieu et
moi” s’exclame le vicaire ; la religion rousseauiste est relation immédiate à
Dieu. L’Ecriture est encore rejetée du côté de la matière corruptible, et la
morale prend la place d’une métaphysique inapte à la preuve, permettant de
trancher ce que la raison discursive ne peut dénouer. Mais ce n’est qu’un
aspect de sa religion : il faut tenir compte des croyances polyphoniques des
différents acteurs de La nouvelle Héloïse
et un chapitre du Contrat social. La
religion du vicaire est celle qui est proposée à Emile à un moment de son
éducation, celle du contrat social est assujettie à la nécessité d’assurer la
stabilité de la cité. Ethique
et écriture.
On retrouve les contradictions de l’oeuvre rousseauiste au niveau de sa doctrine
esthétique. Dans sa Lettre à d’Alembert
sur les spectacles, il dénonce l’influence corruptrice de la perversion
théâtrale défendant avec force Alceste. Une autre ligne de clivage avec
Voltaire, épris de théâtre, et les Encyclopédistes. Pour comprendre le rapport
particulier de Rousseau à l’écriture il faut voir qu’il s’y heurte sans répit à
la question
de la vérité. La culture est pour lui fondamentalement éloignement de
la nature donc porteuse des injustices sociales, corruptrice de l’être, déport
de soi : d’essence elle est hostile à l’avènement d’une parole vraie. Une
hiérarchie existe entre les arts : poésie, musique et danse ne doivent rien à
la propriété ni au luxe. Les autres arts consolent aussi mais de façon moins
pure car ils participent de la corruption sociale et intellectuelle. Avec la
littérature, chose écrite, on descend encore dans la dégradation morale et
esthétique. Ainsi on en vient à cette invraisemblance que dans Lettre sur la
musique française, Rousseau proclame que le français était foncièrement
incomptatible avec la poésie pour devenir ensuite l’un des plus grands
innovateurs en matière de prose poétique. Il forgera un mode particulire
d’éloquence dont la qualité vient de la proximité de l’être à la voix..
l’authenticité de Rousseau naît souvent en effet de ce qu’il semble s’engager
complètement dans chaque phrase. Comme la littérature ne peut consoler autant
que la musique, elle doit s’accorder sur la sensibilité, gagner l’émotion par
les accents, les rythmes et les sonorités. Elle contribue ainsi au bonheur des
hommes et cesse donc d’être un jeu pour relever de l’éthique : elle doit
emporter l’adhésion en faisant entendre le langage disparu de la nature. Une
recherche de la vérité qui oblige Rousseau à se confronter à lui-même et à sa
position de sujet dans le langage : La nouvelle Héloïse et les textes suivants
sont à lire ensemble, comme le prolongement toujours plus intense d’une
interrogation sur la vérité où l’écriture va le mener aussi loin qu’il est
possible dans l’exploration des limites de soi.
L’affaire Sophie d’Houdetot illustre un des problèmes les plus intéressants
de la théorie littéraire : le rapport entre les êtres réels et les personnages
de fiction. Rousseau s’est en effet investi dans La nouvelle Héloïse. Mais il est difficile de se lancer dans les
identifications, d’autant plus que la forme du roman épistolaire rend le tout
plus complexe encore car il permet de nuancer indéfiniment l’étude
psychologique. Le lyrisme de La nouvelle
Héloïse, étrange à nos sensibilités, s’explique certes par le style
naissant de l’effusion mais surtout par la capacité qu’a Rousseau de se
transporter intégralement dans les situations qu’il décrit et de s’y perdre par
l’écriture. Il rédige de vraies lettres qu’il relit ensuite… la vérité se saisit
dans l’instant fugitif de l’écriture et de la lecture. Mais les personnages ont
aussi une existence propre et s’éloignent de l’auteur. On a dit souvent que,
comme Emile, ce livre constituait une
somme de la pensée de Rousseau à juste titre car on y retrouve plusieurs
idées-forces de l’auteur mais modulée au gré des nécessités de l’intrigue et de
la vraisemblance psychique. Le thème du retour à la nature est le plus
démontré. Rousseau fait l’éloge de la vie rustique, des paysans, des
provinciaux, et s’adresse à un public précis de petits nobles et de bourgeois,
d’où un ton paternaliste (naïveté des vues économiques de Clarens). Le roman
cependant ne se résout pas en un évangile doctrinal rigide, il se présente
comme une apologie des vertus de l’amour… mais finit par délivrer le message
opposé. C’est d’abord le roman d’un certain ordre : Wolmar, figure patriarcale,
symbolique d’un discours performatifs, qui veut subordonner les événements au
langage et forclore la dimension du désir. Ce roman n’est que mots, messages,
communications, mais les lettres se révèlent mensongères : elles parlent de
vertu ou de devoir mais n’obéissent qu’à l’amour. C’est un roman moderne
(Lecercle), l’un des premiers à annoncer la conception contemporaine de
l’écriture. Par l’intrigue d’abord, extrêmement simple, elle brise avec la
tradition de complexité héroïque. Son oeuvre est ainsi plus longue que les
constructions de l’époque, mais ce qui prime c’est sa construction interne.
L’oeuvre ne se situe pas seulement dans une mode du roman par lettres, ou par
rapport à l’influence évidente de Clarisse
Harlowe, Rousseau invente un genre qui fait entrer le roman de plain-pied
dans l’espace de la littérature. Le personnage littéraire cesse d’être défini
essentiellement par une somme de qualités ou dessiné au travers de séries
événementielles : il se construit dans des interlocutions provisoires, amorce
d’une psychologie très moderne. Les personnages conservent des zones d’ombre et
restent mystérieux : “si Saint-Preux veut être hérétique sur la grâce c’est son
affaire”. Ils sont faux d’être hors de nos modes et de nos usages, mais proches
car profondément “localisés” dans le langage, lieu d’une fausse profondeur et
d’une vaine transparence. Tout dire. Le découpage traditionnel range sous le
chapitre autobiographie les trois derniers grands textes de Rousseau : Confessions, Rousseau juge de Jean-Jacques,
Rêveries du promeneur solitaire. Mais
La nouvelle Héloïse est étroitement
imbriquée à des expériences personnelles, les Lettres à Malesherbes sont entre épistolaire et autobiographie… en
fait il faut plutôt évoquer une problématique de l’autobiographie qui traverse
l’ensemble des écrits et se fixe plus particulièrement sur certains textes. Ce
qui le détermine à écrire est sans doute la condamnation de l’Emile en 1762 : une double rupture se
consomme, avec les philosophes matérialistes et avec l’Eglise, qui précipitera
l’odyssée psychique persécutoire qui culminera en 1766 dans le voyage en
Angleterre. Il avait choisi la solitude après le second Discours, elle lui est imposée, tout ce qu’il écrira répondra au
souci de se justifier. Ainsi en 1763, la réplique à la condamnation du Contrat social à Christophe de Beaumont,
archevêque de Paris, comme les Lettres de la Montagne destinées aux pasteurs genevois
sont des documents déjà autobiographiques. C’est surtout la publication du
Sentiment des citoyens par Voltaire, qui accuse Rousseau de l’abandon de ses
enfants, qui le décide à se consacrer à une oeuvre exposant sa vie et ses
idées. Son effort constant sera de présenter le véritable Jean-Jacques face à
l’image fallacieuse que l’on en a. Impossible de comparer ses Confessions à celles de Saint Augustin
(Starobinski l’a bien montré) : malgré les premières pages, Rousseau se
rapproche de la tradition des moralistes français. Dieu est convoqué en
préambule est s’absente presque complètement pour laisser Rousseau face à son
lecteur dans un dialogue qui semble n’être que rhétorique mais qui va vite
s’affirmer comme un noeud crucial. Le dessein de la justification fournit aux
textes autobiographiques à la fois leur thématique, leurs séries structurelles
et leurs limites. Rousseau a connu un destin d’exception, dans l’explication
détaillée des comportements et de leurs raisons doit se révéler la ligne constante
d’une vie et d’une nature qui est en conformité avec ce que les écrits
théoriques découvrent de l’origine et ce que promeut l’éthique rousseauiste. La
bonté de Rousseau vient de sa fidélité à la nature authentique de l’homme, pour
les souvenirs qui le défavorisent, conduite et coeur sont différenciés, l’aveu
ayant valeur d’acquittement. Dans ses textes autobiographiques, pas de
contingence d’écriture mais nécessité interne au mouvement de la justification
qui se heurte à ses propres limites. Il faut à cette expression du plus intime
la butée et le réceptacle d’un confident favorablement investi. Malesherbes par
exemple dans les quatre Lettres à
Malesherbes, un lecteur impersonnel dans les premiers livres des Confessions , il vient scander chaque
étape de l’aveu ou de la méditation permettant au sujet de se saisir lui-même.
Mais déjà la fracture éclate : quel Autre imaginer qui ne soit pas soi-même
puisque toute différence porte la menace de l’incompréhension. D’où ce projet
d’occuper toutes les places : lecteur-juge, avocat, inculpé, qui donne lieu à
l’invraisemblable mise en scène des Dialogues,
analysée par Foucault. Un texte qui contient le projet qui donnera naissance
aux Rêveries : ne plus écrire pour
personne que pour soi, écriture proche de la méditation ou du journal intime où
le moi tente de se porter au plus juste de lui-même, sans référence à
l’altérité. La justification n’est plus au premier plan : elle devient la
substance même d’un texte qui se prouve dans sa véracité par la solitude de son
énonciation. La volonté de tout dire ne pèche guère par le mensonge ou l’erreur
mais par l’impossibilité de couler les complexités événementielles dans le
moule d’une narration sans qu’elle s’en trouve romanesquement obliquée. Mais
Rousseau échoue à un niveau plus profond : il demande au lecteur d’assembler
les éléments épars pour constituer de lui un portrait dynamique et en devenir,
mais toute présentation des faits est déjà une combinaison. C’est la question
de l’après-coup qui organise les événements selon les préférences intérieures
du moment d’écriture. Starobinski montre que Rousseau parvient à une autre
vérité : celle d’une certaine position dans l’écriture. Rousseau au lieu d’être
rivé au passé s’en libère en le laissant venir à lui dans l’acte d’écrire
garanti par la note juste du sentiment. Un rapport au langage qui sera
essentiel dans les Rêveries où la
forme s’organise pour donner libre-cours à une parole libre, la plus déliée
possible des attaches de l’autre. La sincérité devient la coïncidence de la
parole et de l’être qui s’accomplit dans l’élan même de l’affirmation de soi,
l’île Saint-Pierre illustre le rêve d’une pure présence à soi. Blanchot a
souligné cette modernité de Rousseau, le premier à écrire avec ennui : contre
l’écriture qui lui est inévitable autant qu’intolérable. Rousseau découvre que
l’esthétique ne repose pas sur la vraisemblance mais doit imposer la vérité de
ses déformations. Cela au prix d’une césure dans les liens sociaux, qui
l’entraîne à se confronter à la folie. Diderot joue avec les lettres, en essaie
toutes les positions, Rousseau est grave et s’inscrit dans la décision
définitive d’une présence mortelle, il entraîne déjà à une réflexion sur la
mort de la littérature. Pierre-Paul Clément a montré que dès qu’on disposait d’une
grille de lecture on pouvait y ranger tous les événements, d’où le piège d’un
décryptage trop précis qui dégagerait la parfaite logique d’une fatalité
littéraire. Le sentiment de persécution n’est lui guère contestable, lié au
message corrosif délivré par Rousseau en matières politique et religieuse. Mais
il ne faut pas perdre de vue ce qui se joue dans l’écriture rousseauiste
: une interrogation radicale sur le sujet et la vérité d’abord posé sur la
scène politique et sociale, puis portée par la méditation romanesque sur celle
des origines privées, et ce jusqu’à la folie. Avec lui, un siècle avant
Mallarmé, deux avant Blanchot, la littérature devient une entreprise grave et
dangereuse pour l’être.
L’oeuvre de Diderot
(1713-1784) est à la fois centrale et singulière, sa place centrale et
marginale, un paradoxe qui en fait l’intérêt et la difficulté. De lui, ses
contemporains retiennent surtout l’image du directeur de l’Encyclopédie et de l’athée militant. Diderot s’est voulu et a été
“un Philosophe” c’est à dire selon l’article de Dumarsais dans l’Encyclopédie, “un honnête homme qui agit
en tout par raison”, et encore un citoyen respectueux des droits de la cité et
un défenseur des droits de l’Humanité contre le despotisme et le fanatisme. Sa
démarche est donc d’abord celle d’un militant : dénoncer, éclairer, convaincre,
convertir. Il veut une philosophie populaire comme beaucoup, d’où une écriture
qui s’adresse au sens commun et au bon sens de chacun, et la distinction entre
“philosophie” et “littérature” qui nous est devenue étrangère depuis Kant. Mais
il est conscient que les conditions de la pratique philosophique ont changé :
la philosophie doit être une entrerpise collective, l’oeuvre d’un groupe. L’Encyclopédie en reste le symbole. Ainsi
s’explique sa collaboration à toutes les grandes entreprises du siècle. Il
n’hésite pas non plus à plagier et à adapter (Brucker dans l’Encyclopédie par exemple) puisque le
groupe des philosophes parle d’une seule voix, une pratique qui n’a de sens que
pour une philosophie militante et qui sera censurée par la philosophie
universitaire du siècle suivant. Diderot propose aussi une interprétation
originale des Lumières : la logique profonde des Lumières conduit au
matérialisme. Il montrera dans la Réfutation
d’Hemsterhuis que tous les “philosophes” ont trahi leur idéal par fidélité
à des préjugés idéalistes.
Trois thèses définissent dans l’Encyclopédie le matérialisme : point de Dieu mais une substance matérielle
revêtue de diverses qualités en conséquence desquelles tout s’exécute
nécessairement dans la nature. La matérialisme est donc athée, moniste et
déterministe, ce qui implique l’existence d’une continuité entre les êtres dans
la nature. Si Dieu existe il ne fait qu’un avec le monde comme Spinoza l’avait
déjà montré : “il n’y a plus qu’une substance dans l’univers, dans l’homme,
dans l’animal”. Mais toute différence entre les êtres n’est pas effacée pour
autant : les êtres de la nature sont différents, ce qui n’est pas pour autant
le signe d’une différence substantielle comme le conçoit l’idéalisme. Ce sont
autant d’attributs ou d’accidents de la matière qui reçoit ainsi des propriétés
dont le mécanisme cartésien et post-cartésien l’avait dépossédée. Le concept de
matière est ainsi enrichi. Celle-ci est douée de mouvement et de vie, et,
corrélativement, le concept de nature change de sens : moins un système de lois
qu’une force créatrice dont la chimie donne une image fidèle, sur une petite
échelle. La nature est vie et mouvement, changement et métamorphoses, un chaos dans lequel émerge un ordre
momentanée. Pour le décrire Diderot retrouve d’ailleurs la métaphore
héraclitéenne du jeu cosmique, dont aucun joueur n’assume la responsabilité :
le monde est un “vaste tripot” où des “molécules pipées” produisent inlassablament
de nouvelles formes éphémères. L’homme n’a pas de place définie dans ce jeu, il
est condamnée lui-même à disparaître. Et la méditation philosophique naît
précisément de la prise de conscience du carctère révocable de cet ordre.
L’humanité est donc prise dans un devenir dont elle est un des moments
inessentiels. Dans L’interprétation de la nature, Diderot se demande si une
science de la nature est possible dans un univers en mouvement, ce qui renvoie
à la question plus générale du statut de l’homme dans un univers sans ordre ni
dessein. Quelle stratégie mettre en oeuvre face au devenir. Deux figures
exemplaires orientent la réflexion de Diderot : celle du comédien et celle du génie.
Le premier objet de réflexion du philosophe c’est lui-même : que suis-je
moi, qui ne suis jamais le même ? Diderot récuse les illusions de l’homme du
commun (qui se donne une identité d’emprunt en s’aliénant dans l’image de
lui-même renvoyée par autrui) et les constructions arbitraires de l’idéalisme
(qui postule l’existence d’un moi essentiel soustrait au devenir). L’individu
n’est pas une essence mais le résultat aléatoire d’une combinaison d’éléments,
destinés à former d’autres êtres. Chaque ne possède donc qu’une identité
relative, et l’identité se défait ainsi en un mouvement incessant de
métamorphoses inaperçues. Le même devient autre à chaque instant, et Diderot se
soumet à ce mouvement, ce qui suppose que l’homme s’arrache à l’illusion et aux
prestiges de l’identité pour se faire mouvement et devenir. Le projet autobiographique
des Lettres à Sophie Volland répond à
ce dessein. C’est plus un journal où une identité s’émiette et se disperse.
Ecrire un journal c’est refuser les prestiges de l’autobiographie telle que
Rousseau l’inaugure avec les Confessions.
La vie est ordonnée, devient une histoire, mais dans le journal, aucun regard
rétrospectif ou prospectif, mais une succession d’événements dont aucune
essence ne se dégage. L’identité du moi se dissout dans leur multitude. Le
journal procède de manière exactement inverse : il sélectionne l’éphémère,
l’accidentel, l’insignifiant. Diderot veut enregistrer des mouvements
psychologiques intimes déjouant toute attente ; l’élément du journal sera le
bizarre, l’aberrant comme le “vil” et le “bas” pour exhiber des pouvoirs de métamorphose
et d’écart, insoupçonnés jusque-là. Ainsi Diderot s’oppose aux auteurs de
journaux qui, de Constant à Amiel, feront du journal l’instrument d’une
reconquête de soi. Ecrire c’est s’arracher à une identité factice et s’ouvrir
au divers et au devenir. La fidélité à Sophie est le seul élement de stabilité,
mais amour et fidélité ne définissent pas une essence intime, ils constituent
les marques distinctives d’un rôle. Diderot se fige dans une posture, celle de
l’amant fidèle, il joue un rôle face à ses différents destinataires qui ont
donc une place importante. Ainsi s’arracher à une identité factice n’est pas
accéder à une identité plus profonde mais adopter un masque : l’acteur
apparaît, l’autobiographie, au sens large, est une mise en scène. Celle-ci
apparaît dans l’autre texte autobiographique de Diderot Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Il joue sur la
duplicité et la mise en scène et non sur l’impossible sincérité d’un Rousseau.
Il multiplie les maques, les faux-semblants, son Essai est un portrait, mais dans la forme paradoxale d’un ouvrage
d’érudition et de critique littéraire : Diderot parle de lui en empruntant le
masque de Sénèque, “c’est autant mon âme que je peins que celle des différents
personnages qui s’offrent à mon récit”. Derrière Sénèque Diderot, derrière
Diderot Sénèque : ce qui subsiste c’est un pouvoir de métamorphoses, une suite
de masques et de postures pour définir le moi, qu’anime un mouvement infini de
transformation, mais aussi de libération et de maîtrise. Diderot fait en effet
de l’acteur l’une des figures de la sagesse : il maîtrise le devenir parce
qu’il est mouvement et devenir. Sans
se réfugier dans une identité factice il s’ouvre à l’altérité et devient autre,
il joue un rôle, passant d’un personnage à un autre, passage incessant mimant
le devenir, reproduisant la loi de métamorphose. L’homme oppose ainsi son jeu
au jeu cosmique : il se fait joueur et acteur d’un jeu dont il ne maîtrise pas
les règles. Le sage est pantomime et pantophile.
Lui dans Le Neveu de Rameau est
la figure exemplaire et ambiguë de cette sagesse : raison et déraison s’y
mêlent. Le neveu n’est rien par lui-même sinon une suite de maques. Il est Lui,
un lieu anonyme et vide où se reflète le monde : celui qui ne peut pas dire
“je”. Sa puissance mimétique est sans limite, il passe d’un état à l’autre,
imite tout, est tout et rien, ce qui est le signe aussi bien de la sagesse que
de la folie. Ses pouvoirs de métamorphose lui permettent d’échapper aux
illusions dont vit la société, il est donc la figure d’une forme de liberté
mais aussi celle d’une complète aliénation. Il est d’abord, socialement, réduit
en servitude dans le monde corrompu des financiers et des puissants.
Métaphysiquement, privé d’identité propre, Lui ne s’identifie pas moins à chaque
instant à ce qu’il imite. Ainsi s’il échappe au cercle de l’identité, c’est
pour tomber dans celui de l’aliénation. Il n’est qu’une caricature du jeu
dramatique dont le Paradoxe sur le
comédien révèle les secrets. Lui répond à certaines exigences du comédien :
dépourvu de toute identité propre donc susceptible d’assumer n’importe quel
rôle. Mais l’acteur ne doit s’identifier à aucun de ses multiples rôles. Il se
contente de représenter par des
gestes et des paroles. Il se tient en retrait, dans ce lieu anonyme et vide
d’où sont émis les signes dramatiques et c’est ce retrait qui donne à l’acteur
tout son pouvoir sur la salle : il suscite à son gré des réactions émotives
dont il est lui-même exempt. Le Neveu est au contraire le premier affecté par
son propre jeu, il abolit toute distance entre le signe et ce qu’il représente
et perd dès lors tout pouvoir sur les autres : il n’agit plus sur eux par
calcul, ce sont eux qui le contemplent avec distance et ironie. Ainsi la
différence entre Neveu et comédien tient tout entière dans leurs rapports aux
signes que l’un maîtrise tandis que l’autre se laisse maîtriser par eux. Abolir
la distance c’est tomber dans la folie et l’aliénation. Le Pardoxe est donc
plus qu’un texte d’esthétique théâtrale, c’est un traité de sagesse qui montre
qu’il n’y a pas de maîtrise du devenir sans les signes, en particulier ceux du
langage. Au jeu du monde il faut opposer le jeu des signes, non la
pantomime effrénée.
La finalité des signes est pratique : si l’homme les crée ce n’est pas pour
mimer le devenir mais pour instaurer un ordre où le bonheur soit enfin possible
au sein de la nature et de l’histoire. Le langage est particulièrement
l’instrument nécessaire de cette utopie dont l’humanité poursuit inlassablement
le rêve. Pour Diderot l’histoire de l’homme est celle d’une réppropriation
progressive de la nature: en transformant le monde selon ses besoins, il se
transforme lui-même. Car le besoin est le moteur essentiel de l’histoire, comme
l’avait montré Condillac. La nature est hostile, la rareté y règne, de là la
nécessité pour l’homme de pallier ce déséquilibre initial en se donnant des
instruments de domination. Cette appropriation est d’abord technique et
scientifique, et Diderot rappelle l’importance de la technique : l’homme ne se
contente pas de contempler la nature, il entretient un rapport pratique avec
elle. Ce qui suppose une compréhension de ses lois pour qu’elle devienne
prévisible : elle s’ouvre ainsi à la raison et à l’action de l’homme.
L’appropriation de la nature est aussi symbolique : l’art en imitant la nature
la corrige et lui impose un ordre ; l’homme crée l’image d’un monde en harmonie
avec ses facultés et ses désirs, où il se contemple comme dans un miroir. Le
plaisir esthétique naît de cette apparence d’harmonie, “Niez-vous qu’on
embellisse la nature ? N’avez-vous jamais loué une femme en disant qu’elle
était belle comme une Vierge de Raphaël ?” (Salons).
Une telle appropriation technique et symbolique oblige l’homme à se dominer et
à se discipliner car il lui faut se regrouper. L’homme crée ainsi
progressivement le milieu où il vit, il ne vit pas dans “le” monde mais dans le
monde qu’il a créé et où il se reconnaît. A la nature il a substitué une
réalité conventionnelle qui l’imite : la “belle nature” du peintre qui imite la
nature, la science qui reflète ses lois, les lois positives qui imitent les
lois éternelles du code de la nature. Mais en se réfléchissant la nature perd
de son étrangeté, elle s’ouvre à l’homme. Cette image est en partie un rêve.
Quand la science prétend énoncer les lois d’un ordre immuable, elle oublie le
caractère transitoire des phénomènes naturels : “toute notre science naturelle
devient aussi transitoire que les mots”. La morale veut fixer la société dans
un équilibre mais l’histoire vient toujours le rompre : l’arrivée des Européens
mat fin à l’utopie thaïtienne dans le Supplément
au voyage de Bougainville. A l’origine des illusions de l’homme, la
puissance des signes, progressivement substitués à la réalité. Les
mathématiques par leurs symboles, l’art par la représentation, la morale par la
loi installe un tissu de signes qui expriment moins la rélaité que l’homme et,
s’ils lui assurent une indéniable maîtrise sur la nature, c’est pour l’enfermer
dans une relation spéculaire avec lui.
Le langage est, pour Diderot, le modèle et l’origine des autres systèmes de
signes. L’appropriation de la nature commence par lui ainsi que les illusions
de l’homme. Pour lui, comme pour Condillac, le langage constitue une étape
décisive dans l’histoire, hypothétique ou réelle, de la raison. Avec lui
l’homme peut nommer, définir, classer, bref accéder à l’humanité. Mais la
réalité déborde le cadre étroit des mots, et le langage ne peut que trahir la
réalité. Diderot cherche donc d’autres stratégies possibles pour le langage.
Les mots ont aussi une valeur expressive, une énergie propre : ils possèdent
une énergie qui s’est étiolée, figée avec le temps comme le montre la Lettre sur les sourds-muets. Diderot oppose la vigueur des langues
anciennes à la clarté analytique des langues modernes et veut un retour à
l’origine. Quelques discours privilégiés l’opèrent : celui du génie et celui du
tribun révolutionnaire. Ils mobilisent les forces oubliées du langage et le
font ainsi communiquer avec les forces créatrices de la nature, plus qu’ils ne
s’approprient les êtres et les choses. Le génie par son discours fait éclater
les normes esthétiques et morales de son temps, tandis que le tribun appelle à
la destruction de l’ordre établi. Ce mouvement a ses limites : devenir un
modèle pour le génie, fonder un nouvel ordre pour le tribun. Il ne faut pas
pour autant renoncer à l’effort créateur du génie mais inventer de nouvelles
formes d’écriture qui conservent au langage son énergie initiale. C’est cette
écriture en mouvement que Diderot tentera d’inventer dans ses textes
romanesques en particulier. Sa rencontre avec l’oeuvre de Richardson aura été
décisive, comme l’atteste son enthousiaste Eloge
de Richardson : lire des romans c’est faire l’expérience d’une aliénation
radicale où le lecteur s’identifie au personnage. Chez Richardon l’illusion
romanesque est totale et invincible alors que les invraisemblances des anciens
romans permettaient au lecteur de garder une certaine réserve. Le lecteur n’a
donc plus d’intervention critique, mais surtout il est entraîné dans un cycle
indéfini de métamorphoses. Diderot recourt au langage du théâtre : la lecture
est une représentation, le lecteur spectateur fasciné, le romancier metteur en
scène tout puissant. Le roman épistolaire de Richardson est polyphonique et
dialogique : aucun point de vue privilégié, chaque discours est nécessairement
orienté vers le discours d’autrui. Libéré de la tutelle de l’auteur et du
narrateur, le récit naît de la confrontation et de l’entrecroisement des voix et
des points de vue. Diderot va trahir aussi son modèle : pas de roman
épistolaire (dans La Religieuse , il
n’y pas pas d’échange épistolaire), l’auteur démiurge caché ou absent chez
Richardson, réapparaîtra dans Jacques le
Fataliste ; mais il conserve l’essentiel de son modèle : polyphonisme et
dialogisme, tout en s’émancipant de la forme contraignante du roman
épistolaire.
Pour qu’il y ait polyphonie, la fiction d’un échange de correspondances
n’est pas nécessaire : la narration peut se faire elle-même polyphonie dès lors
qu’elle met en oeuvre différents codes narratifs qui coexistent et se
contestent au sein du même espace. L’esthétique du roman est d’abord une
esthétique du mélange : elle se réalise électivement dans Jacques le Fataliste. Ce roman met à nu en les juxtaposant les
differents discours qui coexistent dans l’unité fictive de la langue littéraire
ou de la langue de tous les jours. Diderot renouvelle aussi le dialogisme : ses
récits se présentent comme des dialogues (entre Jacques et son maître, entre le
narrateur et un interlocuteur anonyme dans Ceci n’est pas un conte, entre
Suzanne et le marquis de Croismare dans La
Religieuse). Mais cet échange est un élément parmi d’autres d’une structure
dialogique complexe : Jacques le fataliste est ainsi construit selon un
principe d’emboîtement (le dialogue entre Jacques et son maître est inséré dans
un dialogue entre auteur et lecteur qui sert de cadre à d’autres dialogues…).
En outre le texte lui-même entretient un rapport dialogique avec d’autres textes
qu’il plagie, parodie ou pastiche : Jacques
le Fataliste multiplie les formes d’intertextualité, se référent à des
textes précis (Tristam Shandy de
Sterne, L’Avare et Les Fourberies de Scapin, Le Bourru Bienfaisant de Goldoni, Don Quichotte) ou à des genres (roman,
conte, fabliau). Jacques le Fataliste
se veut la reprise critique de toute la littérature passée. Est ainsi ouvert un
espace de jeu qui exclut que le texte puisse se clore sur lui-même ; toutes les
interprétations sont proposées au lecteur, aucune n’est privilégiée. On ne
gagne que le plaisir même de jouer : le récit est gratuit comme tout jeu et ne
donne accès à aucun secret, aucun pouvoir. Une certaine évolution est marquée
par rapport aux textes antérieurs de Diderot où le thème du secret tenait une
place importante (Les Bijoux indiscrets,
La Religieuse) où le roman dévoile l’intimité des coeurs et des
corps assumant ainsi une des fonctions essentielles du discours des Lumières.
C’est parce qu’il n’y a plus rien à chercher ni à trouver que l’espace change
dans Jacques le Fataliste : c’est
l’espace ouvert du roman picaresque. La quête du secret devient une errance
sans fin, métaphore transparente d’un jeu interminable, lui-même reflet du jeu
du monde. Au jeu cosmique répond et s’oppose le jeu des signes. Le travail sur
les signes créés par l’homme et instruments de son salut s’oppose à la
puissance créatrice de la nature dans la joie et la jubilation.
Ch.3 –
Le radicalisme philosophique (Ph.
Roger et F. Laforge).
Diderot a estimé que son siècle était “inconvaincu”. Mais rares sont ceux
qui font ouvertement profession de matérialisùe ou d’athéisme : le danger
existe. Les auteurs ont donc souvent recours au “manuscrit clandestin” dont il est difficile de connaître tous les
exemplaires. Après 1750 l’audace des écrivains et des libraires augmentent, en
même temps que les condamnations. En outre les philosophes hésitent à épouser
une cause dogmatique qui peut passer pour une profession de foi inversée. Dans
un fameux passage de La Sainte Famille, Marx commente ainsi “les deux tendaces
du matérialisme français” :”l’une tire ses origine de Descartes, l’autre de
Locke (…) le matérialisme mécanique se déverse dans la science française de la
nature proprement dite. Il ajoute que ces deux tendances ne cessent de
“s’entrecroiser” en fait.
C’est bien l’impression que donne la pensée de La Mettrie (1709-1751)., indéfectiblement attachée à la
démonstration du matérialisme et de l’athéisme. Il appartient à la première
partie du siècle mais son monisme radical conservera longtemps une audience
auprès d’athées militants comme Sade. Il étudie la médecine à Leyde pour fuir
une carrière ecclésiastique, et développe sont intuition : tout phénomène
mental peut-être rapporté à des facteurs organiques qui l’expliquent. Son Histoire naturelle de l’âme est publiée
en 1745, il doit s’exiler en Hollande, en 1747, L’Homme Machine fait encore plus scandale, il se réfugie auprès de
Frédéric II, auteur d’un éloge de M. de la Mettrie. Ce néo-épicurien meurt en
mangeant… un pâté, comme pour prendre à la lettre l’antique maxime dont il
était proche : “sortir de la vie comme d’un banquet”. Il applique les lois du
mécanisme cartésien aux phénomènes psychophysiologiques sans s’embarrasser de
la distinction esprit/matière de la métaphysique. Il sera dénoncé par Diderot
comme “apologiste du vice”, Sade sera heureux de trouver en lui une caution
anticipée de ses plus intimes certitudes : primat absolu du plaisir, inutilité
d’un premier moteur pour un univers animé d’un “mouvement perpétuel”, amoralisme
naturaliste fondé sur la nécessité des “destructions” pour une nature, qui,
sans elles, serait engorgée par ses propres productions.
Helvétius (1715-1771) est aussi un
philosophe mécaniste, son matérialisme reste spéculatif et éclectique. Il est originaire
du Palatinat (son nom est une latinisation de Schweitzer), très riche, hôte,
ami et mécène des Encyclopédistes avant de publier en 1758 l’un des livres les
plus condamnés du siècle : De l’esprit.
Son salon, après sa mort, tenu par sa veuve, accueillera une seconde génération
philosophique : celle des Idéologues qui, à la suite de Turgot, viendront
rencontrer Bonaparte ou Franklin. On l’a accusé davoir surtout repris ce qu’il
avait entendu chez lui. Il cherche surtout ses garants en Angleterre : les
poètes Pope et Milton, les philosophes sensualistes Hume et Locke. Son oeuvre
connaîtra une grande fortune dans la pensée “progressiste” modérée du 19è :
Stendhal n’hésitait pas à parler d’Helvétius comme d’un maître à penser.
D’Holbach (1723-1789) est aussi originaire
du Palatinat, et, riche, se fait mécène des philosophes. Il n’est pas seulement
le centre de la “côterie holbachique” que dénonce Rousseau, il va jouer un rôle
important dans l’Encyclopédie,
rédigeant des articles et restant toujours fidèle à Diderot. A partir de 1776
il publie une surabondante production philosophiqe à caractère polémique. Mais
dès 1759 il avait publié des écrits de Nicolas-Antoine Boulanger (1722-1759)
jeune ingénieur, esprit brillant mort prématurément, qui voulait écrire une
histoire des religions par l’étude comparative des “fables” des différents
peuples. Il entendait expliquer le phénomène religieux par le traumatisme d’un
“déluge” oublié (“La crainte fit les dieux ; l’audace a fait les rois”
Voltaire). Boulanger a écrit plusieurs articles de l’Encyclopédie dont “Déluge”. C’est Le Bon sens en 1772 qui donne le plus de lecteurs à d’Holbach : il
y affirmait son empirisme mais aussi son énergétisme, présupposant une nature
qui se meut par sa propre énergie. Beaucoup d’échos existent entre ses oeuvres
et celles d’Helvétius. Tout deux ainsi font remonter le sentiment de la justice
au droit de propriété, et Sade mettra toute sa véhémence à réfuter ce
despotisme du social, ce qui lui vaudra d’être exclu du Dictionnaire des athées anciens et modernes de Sylvain Maréchal en
1800.